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Le difficile du lire-écrire

mardi 13 octobre 2009, par Geneviève Krick

Geneviève Krick

La réflexion qui suit s’est menée à partir d’un travail engagé dans le CMPP Henri Wallon à Amiens depuis 3 ans avec des enfants et des adolescents connaissant des difficultés dans les apprentissages scolaires : apprentissage de la lecture, de l’écriture et des mathématiques.

Mon intervention ne se situe pas dans une optique pédagogique et ne vise pas à proposer des méthodologies. A l’inverse presque, elle permettra peut-être à certains d’abandonner toute optique et querelle pédagogiques, toute méthodologie.

Chaque abandon de méthode donne un peu plus de liberté à l’enfant et à celui qui tente de lui apprendre quelque chose.

Travailler avec un enfant ou un adolescent qui n’a pas réussi au CP à apprendre à lire, à écrire ou à compter c’est accepter de cheminer avec lui un temps. Cheminement sans orientation pré- établie qui nécessite simultanément et la recherche d’un chemin et la construction du cheminement. Construction qui s’accompagne de la déconstruction des méthodologies précédentes qui non seulement ont échoué, mais ont consolidé l’échec. Il s’agit de prendre le chemin des écoliers et dans cette errance de retrouver ce que Freud reconnaissait être « l’intelligence fabuleuse des enfants ».

Et cette intelligence fabuleuse des enfants que nous adultes avons perdue (« débilité » moyenne des adultes cf. Freud) elle est, dans l’univers de la langue , des langues, les manières dont l’enfant navigue. Dans plusieurs langues ou une seule (peut-être n’y a-t-il jamais une seule langue), l’enfant déploie en effet une intelligence fabuleuse. Que se passe-t-il pour que cette intelligence échoue dans les apprentissages du lire-écrire, pourquoi ce difficile passage pour certains enfants, c’est cette question que je tenterai d’éclairer. En quoi est –il de l’ordre du difficile d’apprendre à lire et écrire, ou plutôt qu’est-ce qui rend cette tâche si difficile à certains ?

Eclairage de cette « difficile » question que je tenterai en 4 ou 5 temps :

1/ Richesse et complexités du savoir-parler.
2/ Hétérogénéité de l’écrit par rapport à la parole. Deux mondes hétérogène : l’oralité et l’écriture.
3/ Hétérogénéité masquée par certaines méthodologies.
4/ À partir de ces espaces hétérogènes les passages ouverts.

1 - Richesses et complexités du savoir-parler

Dans plusieurs langues ou dans une seule, l’enfant propose les premiers commencements de la linguistique. Jeux de mots, mots joués, déjoués, détournés, comptine, ficelles de mots : « bout de ficelle, selle de cheval, cheval de course, course à pied… ». L’enfant sait la polysémie des mots, il sait qu’un signifiant ne prend son sens que dans ses relations avec les autres signifiants, il sait qu’hier est proche de demain et demain déjà de l’ordre du passé. Ainsi « cordonbilical » est un seul mot, et l’écrivain Colette, enfant, appelait sa mère et, désignant l’escargot découvert criait joyeusement : « regarde, maman, j’ai trouvé un presbytère ! »

Gourmandise vis-à-vis des mots, joies du mot d’esprit, jeux par essai et erreur jusqu’à ce que le mot convienne et que « presbytère » désigne la maison du curé, taquineries des noms propres, confusions riches en sens de l’écoute et de l’articulation : ce que l’enfant connaît et expérimente c’est que le monde des mots n’est pas le monde des choses.

Et son imaginaire s’enrichit du décalage du monde des mots et du monde des choses, de leur inadéquation : « alors j’aurais un mari, il serait très beau mais la sorcière le mangerait… » « J’ai rêvé d’un rêve mais je ne te le dirai pas car le rêve c’est toujours un secret ». Monde magique des mots qui dévoile l’énigme et creuse un grain de vérité à retrouver plus tard. Connaissance des modulations du langage que l’on n’a pas encore réussi à discipliner, hurlements de colère, soupirs de désespoir, onomatopées du bonheur. Le monde que l’enfant connaît des mots s’imprime de sons, de couleurs, d’odeurs, d’affects, que les poètes retrouvent plus tard, à 16 ans parfois : « A noir, E blanc, I rouge… ». Ainsi Mallarmé se souvenant de l’enfance nous conseille d’oublier la veille distinction entre la musique et les lettres, même si nous dit-il « la musique ne se confie pas volontiers. » Joie de cette liberté du monde des mots : « courez, courez, embrassez qui vous voulez.. » « Le sénateur Dupont ne rédupondit pas » écrit Boris Vian, mauvais élève de la littérature oublieuse de la musique.

C’est dans ce décalage des mots et des choses que l’imaginaire de l’enfant se déploie, l’on pourrait même dire que c’est là l’essence même de l’imaginaire, c’est là que le monde s’appréhende : monde des idées en même temps que monde des choses.

1, 2, 3 nous irons au bois
4, 5, 6 cueillir des cerises
7, 8, 9 dans un panier neuf

Rencontrer ensuite le monde des livres c’est souvent pour l’enfant prolonger ces plaisirs d’invention langagière. Si les enfants ne lisent plus c’est que nous les avons empêchés de vivre dans la lecture ces plaisirs-là. Que c’est-il passé ? Je me souviens qu’enfant, en Algérie, si la rupture était grande entre mes déambulations dans les rues chaudes et le petit garçon traversant le Luxembourg dans l’hiver de Paris décrit par Théophile Gauthier, mon imagination le suivait facilement dans cette vision de la glace qui recouvrait le bassin, ce jamais vu me devenait familier.

Le mot n’est pas la chose et ce n’est pas en désignant une table que l’on apprend à l’enfant à dire le mot table, ce n’est pas en regardant une table qu’il dit le mot table, il le rencontre dans la langue. Les enfants en échec de lire et d’écrire que je rencontre au CMPP savent parler, et s’ils ne connaissent pas certains mots qui me sont devenus familiers dans l’apprentissage de mes savoirs, ils connaissent des mots que je ne connais pas.

Leurs phrases conjuguent les verbes, manient les adjectifs qualificatifs, les pronoms, les conjonctions et les adverbes ; s’orientent dans des figures des style, les mêmes que les miennes, celles de tout être parlant : métaphores, métonymies , ellipses, hypallages, hyperboles etc. Il y a des sens à comprendre dans leurs dires. Les mots sont accentués, les phrases sont ponctuées, virgules, points-virgules, points, points de suspension, d’exclamation ou d’interrogation s’entendent.

Ils obligent même les grammairiens à distinguer de manière savante leurs temps nécessaires. Du côté du conditionnel : cet irréel du présent où l’enfant transpose les événements dans le champ de la fiction lorsqu’il joue : « tu serais un marin », « ça, ce serait la montagne ». Conditionnel préludique, conditionnel magique désigné par le Grévisse. Du côté de l’imparfait : un imparfait préludique dont usent les enfants dans leurs propositions de jeu pour indiquer que les faits futurs qu’ils imaginent sont déjà devenu réels et qu’ils continuent à l’être. « J’étais malade et tu appelais le docteur ». Conditionnel magique, imparfait préludique que le discours amoureux retrouve parfois : « car je t’aimais et tu m’aimais » ou bien « alors je t’aimerais et tu serais mon roi… »

2 - Hétérogénéité de l’écrit par rapport à la parole. Deux espaces hétérogènes : l’oralité et l’écriture

C’est ce monde de l’oralité qu’il s’agit de quitter pour entrer dans celui de l’écrit. Or ce ne sont pas les mêmes espaces et passer de l’un à l’autre c’est effectuer un certain nombre de pertes. Que perdons-nous en passant de la parole à l’écriture ? Quelles pertes doit accepter l’enfant lorsqu’il entre dans la lecture et l’écriture ? « Comment payons-nous ce passage, qu’est-ce que nous lâchons ? » s’interroge Roland Barthes. Il y a en effet un prix à payer, quelque chose à lâcher auquel s’agrippe l’enfant dans ses difficultés d’apprentissage. Qu’en est-il ? Barthes désigne ce passage par cette terrible métaphore : ce qui est effectué là, dit-il, c’est « la toilette du mort (…) Notre parole, nous l’embaumons, telle une momie, pour la faire éternelle. » (1)

Multiplicité de ces pertes :

1/ Nous perdons une innocence.
- La parole est théâtrale, elle est ludique.
- Elle est tactique. C’est cette innocence que nous gommons : « innocence exposée : en écrivant nous nous protégeons, nous nous surveillons, nous censurons, nous barrons nos bêtises, nos suffisances (ou nos insuffisances), nos flottements, nos ignorances, nos complaisances, nos pannes (on reste sec), bref, toute la moire de notre imaginaire. »

2/ Nous accédons à un autre temps « La parole est immédiate et ne se reprend pas. La scription, elle, a du temps devant elle ; elle a le temps même qui est nécessaire pour pouvoir tourner sept fois sa langue dans sa bouche (conseil illusoire). »

3/ L’écriture nécessite une rigueur des transitions. « Nous perdons la consistance de notre parole, les inflexions de notre recherche (les mais, les donc, les dénégations explicites où nous nous assurons que notre discours prend). En parlant nous filons notre discours à bas prix, nous exposons notre pensée au fur et à mesure que le langage lui vient. L’écriture ose être coupante (ce qui est insupportable à la voix ainsi qu’une castration). »

4) Ce qu’elle perd l’écriture : toutes ces bribes du langage (fonction phatique ou d’interpellation). « Lorsque nous parlons, nous voulons que notre interlocuteur nous écoute : « allo, allo, vous m’entendez bien… » Très modestes, ces mots, ces expressions, ont pourtant quelque chose de discrètement dramatique : ce sont des appels, des modulations dirais-je, pensant aux oiseaux : des chants ? à travers lesquels un corps cherche un autre corps. C’est le chant gauche, plat, ridicule lorsqu’il est écrit, qui s’éteint dans l’écriture. »

5) En fait, ce qui se perd, c’est le corps. « du moins ce corps extérieur (contingent) qui en situation de dialogue lance vers l’autre corps, tout aussi fragile (on affolé) que lui, des messages intellectuellement vides dont la seule fonction est en quelque sorte d’accrocher l’autre et de le maintenir dans son état de partenaire. » (2)

Ce n’est pas seulement la liberté et la joie du monde de l’oralité si investi par l’enfant qu’il doit abandonner pour entrer dans la lecture et l’écriture, c’est aussi tout le monde de la perception du monde. Lire suppose que je détache mon regard du ciel, de l’oiseau qui le traverse, du visage de mon voisin, du dessin inscrit sur la table. Il faut que je me fasse sourde à la musique lointaine, aux bruits de la maison, à la multitude des sollicitations quotidienne et familières, il faut que je me détache de ces mouvements, de ces musiques, de ces tableaux qui ne sont plus que des distractions interdites.

Ce n’est plus le corps navigant dans le monde de l’oralité qui est ici soumis, c’est le corps regardant, écoutant, bougeant qui s’efface. Sourd, aveugle, immobile le corps doit quitter le monde du visible qui se réduit à la seule page du livre ou de la feuille. Il s’agit de rejoindre ce que Michel Foucault appelle « l’intimité de la lecture et de l’écriture » (Les mots et les choses), rompre avec l’autre, les autres, et être seul. Intimité de la lecture et de l’écriture, solitude imposée, détournement du spectacle du monde, de la vie, du mouvement qui font la richesse et la force de l’enfance. Pour devenir lecteur souligne Michel Foucault, il ne faut plus être voyeur. Au sujet voyeur le texte ne dit rien. « Dès qu’il se met à lire en effet la forme se dissipe : tout autour du mot reconnu, de la phrase comprise, les autres graphismes s’envolent emportant avec eux la plénitude visible de la forme et ne laissant que le déroulement linéaire, successif du sens. » (3) Je peux voir que « ceci est une colombe, une fleur, une averse qui s’abat ». Mais dès que je me mets à le dire, à le lire, « dès que les mots se mettent à parler et à délivrer un sens, c’est que l’oiseau s’est déjà envolé et que la pluie a séché. » (4)

Il s’agit de se détacher du monde de la perception, d’emprisonner son regard dans les quatre côtés de la feuille, mais plus encore cette intimité de la lecture suppose de se détacher des images. Lire ce n’est pas regarder une image. Le mot n’est pas l’image.

L’hétérogénéité entre le mot écrit et l’image est aussi grande que ce que nous fait percevoir Magritte dans ses tableaux. « Ceci n’est pas une pipe ». « Ceci continue de ne pas être une pipe », « ceci ne sera jamais une pipe »… Et Magritte dessine un œuf et écrit sous le dessin « L’acacia », une chaussure à talon s’intitule : « La lune », un chapeau melon : « La neige », etc. « L’écriture alphabétique ne dessine pas la représentation elle y renonce, elle transpose dans l’analyse des sons les règles qui valent pour la raison elle-même. » (5)

Pour entrer dans l’espace de l’écriture et de la lecture il faut que l’enfant acquiert le système de correspondance entre les signes graphiques et les sons, entre les graphèmes et les phonèmes. Apprendre les graphèmes et leur lecture en phonèmes c’est être confronté au conventionnel, à l’arbitraire. Aucune correspondance « naturelle » entre graphèmes et phonèmes, même pas de correspondance mathématique. En français par exemple plus de 100 graphèmes pour transcrire 36 phonèmes, le même graphème pouvant par ailleurs transcrire plusieurs phonèmes. Le phonème ss par exemple peut s’écrire : s, ss, ç, sc, c, t (solution), x (soixante) ; et le graphème s peut se lire z (osons).

3 - Hétérogénéité masquée

C’est parce que ces espaces sont hétérogènes et qu’ils nécessitent dans un temps d’apprentissage tous ces abandons qu’accéder au lire-écrire est difficile. C’est le refus de ces abandons nécessaires qui se manifeste dans les difficultés d’apprentissage. Ce sont bien ces difficultés que je mesure quand je reçois des enfants en échec scolaire au CMPP. Tout est orienté du côté du refus de lâcher prise, tout est agencé pour rester dans les espaces des richesses de l’oralité et des spectacles et mouvements du monde.

Tout est là pour détourner de la feuille de lecture. La parole dans la richesse de sa théâtralité, de ses jeux, de la multiplicité de ses transitions, de sa fonction d’interpellation. Ce corps dans son impossible « cadrage » qui bouge, se lève, regarde, découvre, oriente ailleurs toujours plus loin, se fatigue, baille lorsqu’il intuitionne l’ennui de l’apprentissage. L’attrait des images sur le livre ou sur les murs. La volonté et le désir du dessin dans ce refus de la ligne, de l’alignement des mots, du sens obligé du graphisme de la lettre.

Tout est là de ce qui est codé par l’école comme distraction, refus de la consigne, lenteur, bavardage, absence de maîtrise du corps, paresse. A propos de la paresse Barthes la désigne comme une donnée fondamentale et comme naturelle de la situation scolaire. Il écrit : « L’école est une structure de contrainte et la paresse est un moyen, pour l’élève, de se jouer de cette contrainte ». Paresse que l’on peut décliner dans ces attitudes d’élèves :

- du côté du latin (pigretia= lent), elle s’étale dans ces conduites où les choses sont mal faites à contrecœur : « satisfaire l’institution en lui donnant une réponse, mais une réponse qui traîne. » C’est la lenteur.

- du côté du grec a-ergos, argos : qui ne travaille pas, ne rien faire. La paresse de ne pas décider, de l’être là. « Comme les cancres qui sont au fond de la classe, qui n’ont d’autres attributs que d’être là. Ils ne participent pas, ils ne sont pas exclus, ils sont là un point c’est tout, comme des tas » (6).

- entre les deux la « marinade » (Flaubert) : on ne fait rien, les pensées tournent, on est un peu déprimé.

Pour rendre les choses plus faciles, certaines méthodologies tentent de masquer ces difficiles abandons et de présenter l’espace écrit comme homogène à l’espace oral, sans abandons nécessaires : c’est là un leurre qui n’est pas sans conséquence.

1/ C’est laisser croire que le monde des mots est adéquat au monde des choses. A chaque mot une chose et la chose elle-même est désignée pour lire le mot. Pas de rupture alors entre le monde de la perception et celui de la lecture (mais en réalité aucune entrée dans l’espace de l’écrit).

2/ C’est faire du mot écrit une image. Lecture du mot en faisant l’économie de la lettre. Lecture de la phrase en faisant l’économie du mot. Et pourquoi pas lecture de la page en faisant l’économie de la phrase (lecture rapide – méthodologie moderne –, balayer la page du regard comme on regarde un tableau). Ceci avec l’aide des illustrations, le canard est dessiné. La petite fille est sur la page, le lac est gelé, et ça marche, l’œil se détourne de la lecture et regarde l’image, plus de lecteur, place au voyeur dirait Michel Foucault. Ce qui est masqué ce sont les consonnes, les voyelles, les syllabes, l’articulation de l’écriture, et cela induit une inarticulation de la lecture.

3/ C’est commencer l’apprentissage de la lecture par le repérage des phonèmes dans la parole et leurs traductions en graphèmes. Ainsi l’écrit croit prolonger l’oral. Perversion de l’écriture qui n’est plus alors que la transcription de sons. Un texte écrit n’est pas une transcription de phonèmes. Entre phonèmes et graphèmes il n’y a pas de correspondance absolue. Les phonèmes constituent la chaîne signifiante parlée qui n’est pas équivalente à la chaîne signifiante écrite. L’une se donne dans le dialogue ou dans l’écoute, elle est tissée par les relations avec les autres corps, avec le monde. L’autre, la chaîne signifiante écrite, celle des graphèmes, dans sa linéarité matérielle, suppose la solitude et la maîtrise du regard, la mise entre parenthèses du corps en mouvement vers le monde. La chaîne signifiante écrite met en jeu les connaissances grammaticales à tout instant (questions d’orthographe) alors que la chaîne signifiante parlée peut se corriger en se répétant, en se reprenant.

Le silence de l’écriture souvent couvert par le murmure d’une parole de soi à soi est celui d’un questionnement constant orienté par une multiplicité de désirs : recherche de mots, d’un style, d’une force ou des dérives de cette force ; la parole, elle, s’oriente en des tonalités, des ruptures de rythme, des couacs bien éloignés souvent de la maîtrise de l’écriture.

Deux mondes différents, l’écrit ne prolonge pas l’oral, il n’en est pas une modalité, il est un espace dans lequel il s’agit d’entrer de plain pied pour pouvoir s’y promener. Pour accéder à l’écrit, il faut partir de l’écrit, de quelques mots écrits d’abord puis de phrases, de paragraphes, de pages, de livres.

4/ Ces difficultés du passage du monde de l’oralité à celui de l’écrit tentent également d’être masquées par ce que j’appellerais la prédominance du sens. Bien sûr l’enfant est gourmand de sens, il aime les histoires, il veut comprendre, il oblige par ses pourquoi des réponses du côté du sens. Pour donner du sens ces méthodologies s’attachent aux images, aux illustrations, à la matérialité du livre : nous l’avons souligné cela entraîne l’enfant à rester dans le monde de l’oralité et fait obstacle à l’investissement dans le monde de l’écrit.

Pour qu’il y ait du sens et ce lien avec le monde de l’oralité, est souvent proposé à l’enfant une monosémie. C’est proposer le mot comme n’ayant qu’un seul sens : celui de la chose désignée. C’est imposer à la page un seul sens sous prétexte de faciliter l’apprentissage grâce au sens. En réalité c’est l’inverse qui se produit. A vouloir faciliter on dénature, et le non sens du sens unique prévaut alors. On en connaît les ravages en mathématique (7). Biffer la polysémie des mots, les multiples interprétations d’un texte, d’une histoire, rien de mieux pour tracer le chemin de l’ennui et du désintérêt. Si le sens précède le texte, s’il est le même pour tous, le lecteur n’est plus alors créateur de sens. Il doit passivement trouver le sens, le seul, d’un texte, sens extérieur au texte lui-même, sens déposé dans le savoir du maître. Pourquoi lire, dès lors, si le sens précède la lettre ?

Système pervers. À croire rendre plus facile l’on rend impossible l’apprentissage à certains, on rend ennuyeux l’espace de l’écriture : dans l’espace de l’écrit plus de place alors pour le sujet actif, lisant, écrivant, imaginant, prêt, dans ce lieu-là, à retrouver en les réinventant les richesses et joies des espaces de vie.

4/ Passages d’un espace à l’autre

Sans dénaturer cet espace de l’écrit, reconnaissant son hétérogénéité par rapport à l’espace oral comment alors en penser les passages pour permettre à l’enfant d’investir l’espace écrit et d’y naviguer pour en découvrir les richesses ?

- Un temps incontournable : celui de l’apprentissage des graphèmes et de leur lecture en phonèmes, celui de l’écriture des graphèmes.

Les contraintes là sont inévitables, elles sont ici les exigences de l’écrit, elles sont inséparables de tout apprentissage. Il ne s’agit ni de les éluder ni de les masquer. Il s’agit de les accepter avec tout ce qu’elles comportent : contraintes des corps et contraintes des esprits. Ce n’est pas un jeu c’est un apprentissage difficile qui nécessite d’offrir le temps nécessaire à chacun (ce n’est pas pour chaque enfant le même temps).

- Le moteur de ce mouvement : le désir d’apprendre, le plaisir de comprendre : tout ce qui a à voir avec la joie intellectuelle (Spinoza) et qui est présent en chacun.

Désir mis en mouvement à partir du premier mot lu, du premier mot écrit, de la première phrase, du premier texte… Lire, écrire alors c’est découvrir dans cet espace, dans ce nouveau temps, rénovés, changés, différents, autres, les modalités nouvelles de ce qu’il a fallu précédemment abandonner. Plaisirs de la recherche des sens, plaisirs de l’invention, de l’imaginaire. Plaisir d’une confrontation autre à la langue. Tout ce qui avait été découvert et investi dans la parole se reprend : jeux de mots écrits, créations de récits, d’histoires, recherche du poétique dans la multiplicité des figures de styles. Plaisir du « je sais » dont se régale l’enfant. Le « je sais lire », « je sais écrire », en même temps qu’il conforte le moi, qu’il l’assure, s’accompagne toujours d’une joie immense car il ouvre à l’infini : je sais tout lire, je sais tout écrire, je sais tous les nombres, et ils sont infinis.

Un des passages possibles : que la voix ne disparaisse pas de l’oral à l’écrit. Le mot lu est à lire à haute voix. Nécessité de l’articulation à tous moments de l’apprentissage, écrire non dans l’effacement de la voix mais que la voix accompagne chaque articulation du mot écrit. Retrouver cette lecture des Anciens, lecture toujours articulée : Roland Barthes : « le texte passait alors fatalement par le gosier, le muscle laryngé, les dents, la langue, le corps en somme dans sa densité musculaire, sanguine, nerveuse. » (8)

Permettre au désir de conduire la lecture. Deux régimes de lecture selon Barthes :

« l’une va droit aux articulations de l’anecdote, elle considère l’étendue du texte, ignore les jeux de langage (si je lis Jules Verne je vais vite… Lisez lentement, lisez tout d’un roman de Zola le livre vous tombera des mains….).

l’autre ne passe rien : elle pèse, colle au texte… ne pas dévorer, ne pas avaler, mais brouter, tondre avec minutie, retrouver pour lire le loisir des anciennes lectures : être des lecteurs aristocratiques. » (9)

Deux régimes de lectures, à trouver, à investir pour vivre le « plaisir du texte », et augmenter le désir de lire. Deux régimes de lectures à permettre :

- Investir la dialectique du lire – écrire. Ecrire ce que j’ai lu, lire ce que j’ai écrit, etc.

- Donner au Moi la « liberté de décider » (Freud) :

« L’orgueil éducatif est aussi peu souhaitable que l’orgueil thérapeutique » (« Conseils aux médecins », in La technique analytique, p. 70.)

« Nous avons catégoriquement refusé de considérer comme notre bien propre le patient qui requiert notre aide et se remet entre nos mains. Nous ne cherchons ni à édifier son sort, ni à lui inculquer nos idéaux, ni à le modeler à notre image avec l’orgueil des créateurs, ce qui serait fort agréable » (Freud, Les voies nouvelles de la thérapeutique analytique).


(1) Roland Barthes, Le Grain de la voix, Seuil, Paris, p. 9.

(2) Ibidem, ainsi que pour les citations qui précèdent.

(3) Michel Foucault, Ceci n’est pas une pipe, Fata Morgana, p. 27.

(4) Ibidem.

(5) Michel Foucault, Les Mots et les choses, Gallimard, Paris, p. 128.

(6)Roland Barthes, Le Grain de la voix, Seuil, Paris, p. 314.

(7) Je pense particulièrement ici aux travaux de Stella Baruk.

(8) Roland Barthes, Variations sur l’écriture, Seuil, Paris, p. 70.

(9) Roland Barthes, Plaisir du texte, Seuil, Paris, p. 91.