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La lecture au CP : la technique d’apprentissage et les contenus donnés à lire

lundi 7 mars 2011, par Jean-Pierre Terrail

[Le texte qui suit interroge les usages scolaires en matière d’apprentissage de la lecture. On pourra lire, en regard, l’étude publiée sur le site du GRDS, Enseignement élémentaire : les leçons de l’expérience ;
ainsi que l’ouvrage publié par le GRDS, L’école commune. Propositions pour une refondation du système éducatif, La Dispute, 2012.)

Le caractère quelque peu émotionnel des débats concernant l’enseignement de la lecture se comprend aisément. Le destin scolaire de chaque élève se joue largement dans le primaire ; et le parcours réalisé dans l’école élémentaire a lui-même beaucoup à voir avec la façon dont se passe l’année de CP. Dès 1976, Baudelot et Establet montraient qu’entre les redoublants du CP et les autres, les chances de finir par décrocher un bac variaient de un à… dix. Or, selon une étude récente, dans 80% des cas le redoublement du CP est associé à un apprentissage déficient de la lecture [1].

La méthode

Même si l’on met de côté ce qui peut être identifié à une approche globale pure de la lecture, et procède par reconnaissance visuelle des mots sans apprentissage du code graphophonologique (code des correspondances entre les lettres et les sons), et qui n’est quasiment pas pratiqué aujourd’hui, les manuels actuellement à disposition des maîtres de CP proposent une grande diversité de démarches. Quelques-uns relèvent de ce qu’on appelait classiquement la syllabique, leur diffusion croît depuis quelques années, mais ils ne sont encore utilisés semble-t-il que par moins de 10% des enseignants de l’école publique. L’immense majorité des manuels appartient à l’univers des méthodes « mixtes », conjuguant l’apprentissage du code et le recours à des pratiques de « lecture devinette » issues de la méthode globale. Car ils confrontent constamment l’élève à des mots qu’il ne sait pas déchiffrer et qu’il doit deviner en s’appuyant sur le contexte de la phrase, sur le sens du récit auquel cette phrase est empruntée, sur une syllabe qu’il reconnaît, sur l’image du manuel, etc.

Le « mixte » (de décodage et de devinette) que proposent ces manuels est très variable, selon notamment que le départ de l’apprentissage est de nature globale ou pas ; que dans l’ensemble l’accent mis sur l’apprentissage du code est plus ou moins insistant ; que le travail d’écriture est associé plus ou moins étroitement à l’apprentissage de la lecture ; que l’apprentissage du code est de type phonémique, procédant par « leçons de sons » (l’élève est appelé à discriminer tel phonème et à reconnaître la façon dont il s’écrit) ou de type graphémique, comme c’est le cas dans la syllabique classique, en allant du signe écrit au son (l’élève apprend la façon dont se prononcent les signes écrits, les graphèmes, il apprend à « déchiffrer » donc à proprement parler) [2].

Les quelques manuels « mixtes » qui insistent beaucoup sur l’apprentissage du code et qui procèdent par déchiffrage des graphèmes plutôt que par « leçons de sons » se rapprochent de la syllabique classique. Il reste qu’une ligne de clivage majeure continue d’opposer ces manuels, et avec eux l’ensemble des méthodes mixtes, à la syllabique classique, seule cette dernière n’ayant jamais recours à la lecture devinette. Elle ne donne jamais à lire de mots contenant des graphèmes que l’élève n’a pas appris à déchiffrer préalablement ; et revêt de ce fait un caractère progressif et systématique. Chaque leçon propose un nouveau graphème, élargissant ainsi peu à peu la palette des graphèmes que l’élève est en mesure de déchiffrer, et du même coup la richesse et la variété des mots et des textes qu’on peut lui donner à lire. L’ordre dans lequel les graphèmes sont abordés n’a pas une importance décisive. Mais il en faut un dont, une fois fixé, l’apprentissage ne saurait s’écarter : c’est en effet la condition pour qu’à chaque étape de l’apprentissage l’élève puisse lire par lui-même, en totale autonomie, tous les mots, toutes les phrases, tous les textes qu’on lui propose.

Les contenus de lecture

On sait avec quelle vigueur la fameuse querelle des méthodes de lecture a rebondi en 2006 [3]. Les protagonistes en sont toujours les mêmes : les tenants de la syllabique classique d’un côté, ceux de la globale et semi-globale (ou mixte) de l’autre. Des deux arguments essentiels mobilisés à l’encontre de la syllabique dans cette polémique, le premier concerne la pauvreté des textes qu’elle donne à lire aux élèves.

Cette pauvreté des contenus de lecture serait le prix à payer quand on se refuse à toute lecture devinette. L’apprentissage systématique du déchiffrage que propose la syllabique classique confronterait inévitablement l’élève à l’ânonnement de lettres et de syllabes dépourvues de signification ; et quand il a suffisamment ânonné pour pouvoir passer au déchiffrage de mots et de phrases, ceux-ci n’étant constitués que d’un nombre limité de graphèmes ne pourraient proposer à lire que des contenus particulièrement modestes.

Si on laisse de côté les effets de polémique pour examiner les contenus de lecture effectivement proposés par la quasi totalité des manuels existants, deux constats s’imposent rapidement.

Qu’il est bien difficile, d’abord, d’établir un clivage sensible entre les textes donnés à lire dans les méthodes « mixtes » et dans les manuels de syllabique classique. Dans les deux cas les contenus de lecture se signalent par une ambition linguistique et culturelle limitée, comme si un enfant de six ans ne pouvait apprendre à lire que des mots qui font déjà partie de son lexique quotidien, et des textes qui évoquent l’univers domestique, des histoires animalières ou des fantaisies qui laissent perplexe quant aux ressources intellectuelles que les auteurs prêtent à leurs lecteurs, et qui sont bien souvent plus proches d’une culture de masse convenue que du meilleur de la littérature enfantine.

Second constat : ces contenus de lecture, et ceci éclaire cela, s’avèrent porteurs d’une conception du langage comme pur et simple instrument de communication, voué à l’émission et à la réception de messages porteurs d’informations. On retrouve ici un effet de l’envahissement du champ scolaire par les théories de la communication, qui se repère aisément dans les tâches proposées aux élèves dans les cahiers d’exercices et dans les épreuves d’évaluation en français, du CE1 au CAP : ces dernières réduisant le travail sur le sens à l’identification des informations contenues dans le message (que fait le personnage, que lui est-il arrivé, etc.).

Un paradoxe à lever

Le deuxième argument régulièrement convoqué pour disqualifier la syllabique réfère au caractère « mécanique » et systématique de sa démarche en matière d’apprentissage technique du déchiffrage, laquelle ne placerait à aucun moment l’élève dans une posture de recherche libre et intelligente, et s’apparenterait plutôt à un véritable « dressage ». L’appel lancé en janvier 2006 par trois mouvements voués à la promotion des pédagogies nouvelles (l’AFL, le GFEN, l’ICEM) [4], pour protester contre l’entreprise de réhabilitation de la syllabique par le ministre de Robien, est très clair en ce sens. Il assure ainsi que la méthode syllabique vise « l’assujettissement de la jeunesse », estime que la décision du ministre s’inscrit « dans la propagation d’une idéologie politique écrasant tout espoir d’émancipation possible par l’éducation », et poursuit : « Des méthodes où l’enfant est chercheur à celle où l’enfant est dressé, le choix idéologique [du ministre] est limpide : lui refuser dès le plus jeune âge de penser, lui ôter le désir de questionner, de comprendre, de connaître, lui imposer une obéissance passive en l’enfermant dans des exercices répétitifs et mimétiques » [5].

On aboutit ainsi à un étrange paradoxe.

Quand il s’agit des « méthodes », les manuels ou les démarches utilisés par plus de 90% des maîtres de l’école publique entendent placer les élèves dans la posture de « chercheurs » qui doivent identifier par eux-mêmes les sons et les graphèmes qu’on soumet à leur attention, se les approprier, reconnaître par une combinaison de mémorisation et de déduction les mots qu’on leur donne à lire. Or l’objet de l’apprentissage, ici, n’est rien d’autre qu’un code, celui qui dans une langue donnée associe les signes écrits et les sons. Ce code n’a même pas la dimension symbolique du code de la route. C’est une pure convention, dont il y a tout à apprendre, rien à comprendre : son apprentissage ne consiste pas à démêler le vrai du faux, mais à assimiler un système arbitraire de relations et de règles. Ce système a une certaine logique, dont il importe que les principes soient explicités, et intériorisés par l’élève ; cette logique comportant elle-même une part d’arbitraire non négligeable, comme en témoigne l’orthographe du français. Dans de telles conditions, convient-il de privilégier la liberté et l’inventivité de l’élève « chercheur », ou les modalités les plus efficaces d’intégration mentale du code et de ses règles ?

Et quand il s’agit des contenus donnés à lire, lorsqu’on rentre dans le domaine potentiellement illimité des significations portées par les énoncés langagiers, où il y a à l’inverse tout à comprendre, à réfléchir, à imaginer, tout se passe comme si la préoccupation d’un apprentissage libre et intelligent conçu pour un élève « chercheur » n’avait plus lieu d’être, et la plupart des manuels se contentent d’un lexique familier et du supposé plus petit commun dénominateur de sens.

Une autre démarche est possible

Ces observations dessinent en creux une tout autre démarche possible pour l’apprentissage du lire-écrire, qu’il s’agisse de l’apprentissage du code ou des contenus de lecture.

Celle-ci consisterait, pour ce qui est de l’apprentissage du code, à aller au plus efficace. La syllabique classique ou « graphémique », par ses vertus de progressivité et de systématicité, s’avère imbattable à cet égard dans toutes les enquêtes internationales. Celles dont on dispose en France sont encore très ponctuelles, mais tout laisse à penser que cette situation n’est pas appelée à perdurer.

Quatre observations complémentaires illustreront l’intérêt du recours à la syllabique :

1. Toutes les enquêtes notent l’existence concernant la syllabique d’un « effet-méthode », en raison d’une progressivité qui s’impose à tous les utilisateurs, et réduit très significativement du même coup les « effets-maîtres », très sensibles dans les autres méthodes.

2. Cet effet-méthode prend toute sa force, comme l’expérience en témoigne, dès lors qu’on a soin d’associer étroitement le travail d’écriture et d’orthographe à l’apprentissage du déchiffrage.

3. L’accès à la compréhension va évidemment de pair avec la qualité du travail réalisé en matière de déchiffrage. Pour persister à opposer le principe selon lequel « lire c’est comprendre » à l’usage de la syllabique, il faut ne pas avoir bien mesuré encore combien l’accès au sens passe par la maîtrise de la forme, si tant est que le signifiant et le signifié sont les deux faces inséparables du signe linguistique (et du même coup de tout énoncé).

4. Le recours à la syllabique est le mieux à même de garantir à l’élève la plus grande autonomie possible dans le processus d’apprentissage. Dès qu’il a assimilé un graphème nouveau, l’apprenti lecteur est en mesure de lire par lui-même tout ce que la méthode lui propose, et qui ne comporte que des graphèmes préalablement étudiés. Et il n’a pas besoin du maître pour évaluer la pertinence de son déchiffrage, disposant pour cela du meilleur critère qui soit : comprend-il ou pas ce qu’il lit ? À l’inverse, en raison de l’absence de systématicité de l’apprentissage et de l’omniprésence du recours à la lecture devinette, celui qui apprend avec une méthode « mixte » a sans cesse besoin du maître pour savoir s’il est tombé juste.

Et concernant en second lieu les contenus donnés à lire, ne conviendrait-il pas là aussi d’inverser les usages aujourd’hui dominants, en faisant preuve de beaucoup plus d’ambition ? En proposant un vocabulaire diversifié et « soutenu », et des textes exigeants ?

Ce choix pédagogique aurait un double avantage :

1. D’identifier la lecture à la découverte et au plaisir d’explorer de nouveaux univers de sens ; et de lui conférer ainsi les dimensions qu’elle a pour ceux qui aiment lire, tout en donnant aux jeunes élèves le sentiment qu’on les prend au sérieux, et que la fréquentation de la langue écrite n’est pas anodine. Ce qui implique qu’en apprenant à lire ils soient initiés au vocabulaire élargi de la culture écrite. Ce qui implique aussi que les textes qu’on leur propose les confrontent aux fonctions poétiques, humoristiques, réflexives du langage, et pas seulement à la fonction communicationnelle, platement descriptive, d’historiettes sans saveur.

2. En réduisant l’écart entre ces contenus et le meilleur de la littérature enfantine, de tirer vers les exigences fortes de la culture écrite les élèves des classes populaires qui ne trouvent pas nécessairement cette littérature dans leur milieu familial. Au principe qui est actuellement appliqué de façon dominante dans l’univers scolaire : « avec les publics les plus démunis, avoir des attentes qui ne les mettent pas en difficulté », il s’agirait ainsi de substituer un principe radicalement différent : « être très exigeant avec les publics les moins favorisés culturellement, seule façon de leur apporter ce qu’ils ne trouvent pas dans leur milieu ». Ce faisant, l’institution scolaire se donnerait enfin les moyens de lutter contre les inégalités culturelles. Tout en évitant, ce qui ne gâte rien, de susciter l’ennui et le désintérêt d’aucun de ses élèves, même les mieux pourvus d’entre eux pouvant trouver à l’école de quoi continuer à s’enrichir.

Avec le manuel Je lis, j’écris. Un apprentissage moderne et culturel de la lecture, les Lettres bleues ont fait le choix de cette démarche qui prend le contre-pied des usages aujourd’hui dominants, en proposant d’un côté un apprentissage progressif et systématique du code, bannissant toute lecture devinette et associé à une forte activité d’écriture ; et en proposant conjointement un vocabulaire diversifié et des textes nettement plus ambitieux qu’à l’ordinaire. La pertinence de ce parti pris a été validé avec un succès quasi total dans douze classes de CP, dont une majorité en ZEP, au cours de l’année 2009-2010 (voir, sur ce site, la rubrique « L’inauguration »).


[1Cf. Thierry Roncin, Le redoublement : radiographie d’une décision à la recherche de sa légitimité, rapport de recherche, IREDU, Université de Dijon, 2005

[2Rappelons que la langue française se parle à l’aide de 36 sons élémentaires ou « phonèmes » (à ceux qui sont transcrits par une lettre viennent s’ajouter un certain nombre de phonèmes vocaliques : ou, an, in, un, oi, etc.). Quant aux « graphèmes », qui transcrivent les phonèmes, ils sont en nombre nettement supérieur, un même phonème pouvant s’écrire de plusieurs façons différentes : ainsi le son /o/ se transcrit o, au, eau ; le son /an/ peut s’écrire an, en, em ; le phonème /s/ qu’on entend dans « son » peut s’écrire de sept manières distinctes (s, c, sc, ss, ç, t, x), etc.

[3Cf. Geneviève Krick, Janine Reichstadt, Jean-Pierre Terrail, Apprendre à lire. La querelle des méthodes, Gallimard, Paris, 2007 ; Janine Reichstadt, Apprendre à lire : l’enjeu de la syllabique, L’Harmattan, Paris, 2011.

[4L’AFL, Association française pour la lecture fondée par Jean Foucambert, promoteur dans les années 1970 de la méthode idéovisuelle bannissant l’apprentissage du décodage ; le GFEN, Groupe français d’éducation nouvelle fondé par Paul Langevin et Henri Wallon en 1923 ; l’ICEM, Institut coopératif de l’école moderne, diffuse les préceptes éducatifs de Célestin Freinet.

[5Cf. le « dossier lecture » de la revue Education et devenir (http://education.devenir.free.fr/Lecture.htm#adresse ).