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Chapitre 2. Septembre/novembre : tirer le meilleur parti de Je lis, j’écris

mardi 16 mars 2010

L’historique du collectif Jljé, appelons-le ainsi, a été décrit dans le premier chapitre de cette rubrique. Les douze maîtres et maîtresses de CP qui le composent se sont réunis tout au long de l’année scolaire 2009/2010 en moyenne une fois par mois, plus fréquemment au début de l’année. Et entre ces réunions, ils communiquaient par mails pour faire part de leurs difficultés comme des solutions qu’ils proposaient. Les comptes rendus de ces réunions, les échanges par mails, ainsi que des entretiens individuels enregistrés par les auteurs de Je lis, j’écris, ont constitué le matériau à partir duquel les différents chapitres de cette rubrique ont pu être rédigés. L’élaboration de la rubrique « Leçon par leçon », qui conjugue livre du maître et cahier d’exercices, a également bénéficié de cette expérience collective.

Ce chapitre voudrait rendre compte de quelques aspects saillants de cette expérience, telle qu’elle s’est déroulée de la rentrée des classes aux vacances de Noël. On y évoquera successivement la confrontation des enseignants, puis celle des élèves eux-mêmes, à la démarche d’apprentissage proposée par Je lis, j’écris.

Enseignants : des habitudes de travail qui évoluent

Pour tous les membres du collectif, l’adoption de Je lis, j’écris a représenté un changement significatif. En matière d’abord de technique d’apprentissage : soit ils-elles pratiquaient jusque-là une mixte à départ global ; soit ils-elles commençaient par une approche sérieuse du déchiffrage, mais sans donner au point de départ graphémique (on part du signe écrit et non pas du son) l’importance systématique que lui accorde Je lis, j’écris. Changement aussi dans la conduite de la classe, suggérée par l’organisation de chaque leçon de Je lis, j’écris, et encouragée par la diversité du vocabulaire et l’ambition des textes.

La nouveauté soulève ici ou là quelques résistances

Comme toute modification des façons de faire, ces changements ont parfois suscité étonnement et interrogations, et demandé aux collègues un certain temps d’adaptation.

Il est arrivé aussi que la surprise, voire l’agacement viennent d’ailleurs : de tel ou tel parent s’inquiétant que leur enfant passe tant de temps sur les toutes premières leçons, ou de telle maman par ailleurs elle-même institutrice estimant trop élevée l’ambition du vocabulaire.

La réaction la plus vive est venue fin octobre de la part des membres du RASED de l’une des écoles concernées par l’expérience, une école de ZEP. Les arguments justifiant leur désaccord avec la méthode étaient les suivants :
- « la barre d’apprentissage n’a aucun sens »
- « le vocabulaire employé est trop difficile (exemple donné à la leçon 13 : « torticolis ») »
- « les noms de pays sont une hérésie. Les élèves ne peuvent absolument pas mettre du sens dans ces mots-là » (exemple dans la même leçon 13 : « Costa-Rica »)
- « dans les textes il n’y a pas de personnage récurrent qui permettraient aux élèves de retrouver des éléments connus et qui feraient le lien entre les différentes leçons »
- « les textes paraissent trop difficiles pour les élèves ».

Ce qui est frappant, c’est que dans un premier temps ces collègues du RASED ne se sont pas demandé quels étaient les effets de la méthode et si les élèves concernés apprenaient à lire, elles ne voyaient qu’une chose : ce n’est pas une méthode mixte, et donc ce n’est pas comme ça qu’on peut apprendre à lire. Laissons de côté l’obsession du sens (« la barre d’apprentissage n’a aucun sens » : certes, mais si c’est un outil qui permet rapidement de lire et de façon autonome mots, phrases et textes ?). On remarque que ce qui fait le fonds commun de ces critiques, c’est la conviction implicite que des enfants de six ans ne peuvent apprendre à lire qu’avec des mots déjà connus (« le vocabulaire employé est trop difficile ») évoquant un univers déjà familier (où l’on retrouve de page en page les mêmes personnages, évoqués dans des textes pas trop « difficiles », et où l’on ne croise certainement pas le Costa Rica). Et cette conviction est renforcée par le fait qu’on est ici dans une ZEP, où les élèves ne sont pas censés posséder les ressources intellectuelles dont ils peuvent disposer ailleurs…

Les arguments contraires, qui justifient le parti pris par Je lis, j’écris, ne manquent pas. En réalité les élèves de CP de tous milieux sociaux disposent des ressources linguistiques nécessaires pour s’approprier le vocabulaire et les textes proposés, à condition qu’on ne demande pas à chacun de tout comprendre et de tout retenir à 100% (quand on apprend à parler, on ne retient pas chaque mot du premier coup ; mais les mots qu’on n’a jamais entendus ou dont on n’a jamais saisi le sens, on est sûr à 100% de ne jamais les retenir !). Ils adorent faire des choses difficiles pour peu qu’on leur en rende la réalisation possible. Ils sont très intéressés par la découverte d’univers qui ne leur sont pas encore, précisément, familiers, et s’ennuient d’autant moins à l’école. Et enfin, argument décisif pour les auteurs de Je lis, j’écris : comment l’école pourrait-elle lutter contre les inégalités culturelles (qui continuent à se creuser rapidement tout au long du primaire !) si elle n’a pas pour les enfants de ZEP l’ambition que leurs parents ont pour les enfants des quartiers chics ?

Mais ce ne sont pas ces arguments qui ont convaincu les maîtresses du RASED, et rapidement rassuré les parents : c’est le constat, qui a fini par s’imposer à tous, qu’au bout du compte ça marchait : non seulement les élèves apprenaient à lire, mais ils prenaient grand plaisir à développer leurs ressources linguistiques et culturelles en travaillant avec Je lis, j’écris

Cela dit il faut toujours du temps pour intégrer les démentis de l’expérience et admettre que les choses peuvent être autrement qu’on ne les pensait. Le 5 novembre, Inès, maîtresse d’un CP renforcé en ZEP, indique pour sa part sur le mail : « Il semblerait que les maîtres du RASED pensent la même chose dans mon école ». Évoquant cependant une maîtresse E « beaucoup plus modérée dans ses remarques », mais néanmoins réticente, Inès observe : « Soit dit en passant, elle est venue dans ma classe et s’est bien amusée à faire lire et à trouver le sens des mots avec les élèves »… Et, de fait, cette collègue du RASED est devenue de moins en moins critique au fil du temps.

De nouveaux principes dans la conduite des apprentissages

Les toute premières réunions du collectif ont fait une bonne place à la discussion de nouvelles règles de conduite des apprentissages, règles qui font partie de la charte proposée par Je lis, j’écris, mais qui viennent bousculer des habitudes de travail établies pour la majorité des participants.

Ainsi le compte rendu de la réunion du 4 septembre relève qu’a été évoqué le fait « qu’on n’est plus dans une démarche du type : ‘J’entends (un son) puis je vois (comment ce son s’écrit)’. Avec Je lis, j’écris, la séquence est inversée : ‘Je vois (un signe écrit) puis je dis (le son qu’il retranscrit)’ ». Ce petit ( ?) changement a une grande conséquence, qui va occuper une bonne partie de la réunion. Les « leçons de sons » dont les participants sont familiers s’accompagnaient d’une série d’exercices (« Pigeon vole » et autres exercices de discrimination phonétique, exercices à trous, etc.) connus, expérimentés, maîtrisés. Que faire avec Je lis, j’écris ? Ne peut-on continuer à utiliser les exercices de discrimination phonétique ? Certains participants inclinent à les garder, d’autres estiment que l’apprentissage des distinctions phonétiques doit désormais s’opérer à partir du travail de déchiffrage des graphèmes. C’est cette seconde position qui finira par s’imposer, elle est de fait dans la logique de Je lis, j’écris. Muriel, qui a une classe de CP/CE1 en ZEP, écrira ainsi le 15 octobre : « Que ce soit avec les CP ou avec les CE1, je ne ressens plus le besoin dans la classe de faire des séances de phonologie : prononcer en lisant me paraît suffire. La phonologie se fait au fur et à mesure des séances de lecture, face à la variété des syllabes lues ».

Autre règle conforme à la démarche de Je lis, j’écris, mais qui s’oppose à toute une culture professionnelle : lire n’est pas deviner. Là les choses étaient très claires : il fallait abandonner soit la lecture devinette, soit Je lis, j’écris, qui y aurait perdu tout son sens. Le problème c’est que si le principe est clair, les conséquences ne sont pas négligeables. Car si on accepte le principe que lire n’est pas deviner, on élimine les exercices à trous, où il s’agit précisément de deviner les syllabes qui manquent pour lire le mot, ou bien le mot entier qui est suggéré par le reste de la phrase ou par un dessin. Or ce type d’exercices avait joué jusque-là un rôle non négligeable, en matière d’animation collective de la classe, dans les habitudes de travail de certains membres du collectif. Très vite cependant tout le monde a décidé de jouer le jeu, et s’en est bien trouvé, à constater la rapidité des progrès de déchiffrage des élèves. Au point que l’apostrophe « On n’invente pas : regarde ce qui est écrit ! » est devenue un mot d’ordre très courant dans le quotidien des classes, plusieurs maîtresses faisant remarquer qu’elles étaient ainsi obligées de combattre les réflexes de devinette acquis à la maternelle pour permettre à leurs élèves de progresser en lecture.

Avec l’abandon des « leçons de son », des exercices de discrimination phonétique et des exercices de devinette, Je lis, j’écris invitait encore à renoncer à une autre habitude de travail familière à plusieurs collègues du collectif : celle qui consiste à « bricoler » la progression et le contenu des leçons dans l’apprentissage du décodage, en empruntant à droite à gauche à telle ou telle méthode, et en travaillant avec des photocopies. Les membres du collectif se sont vite rendu compte en effet que les activités proposées par chaque leçon de Je lis, j’écris représentent, entre le déchiffrage, la compréhension des mots et des textes, le jeu avec les assonances des « Articulons », l’écriture et la dictée, un temps de travail déjà très conséquent pour les élèves. Qui plus est, suivre la progression proposée par le manuel est la seule façon de leur permettre de lire en autonomie les énoncés de chaque leçon, et donc de tirer pleinement profit de la démarche.

La progression : problèmes de rythmes

Si l’ordre des graphèmes étudiés est imposé par le manuel, la vitesse de progression ne l’est pas ; et Je lis, j’écris invite expressément chaque maître à s’en faire juge. Lui seul peut se rendre compte que sa classe a besoin de passer une journée de plus sur telle leçon, ou décider d’accélérer au contraire pour disposer de plusieurs graphèmes avant de revenir en arrière pour faire le point sur tel ou tel type de difficulté.

L’ouvrage en même temps insiste beaucoup sur la nécessité de n’oublier personne en route, et recommande de ne passer à la leçon suivante que si tous les élèves sont capables de déchiffrer les textes de la leçon étudiée. Quelle que soit son insistance, dont tous les membres du collectif admettaient et acceptaient le principe, cette recommandation ne pouvait être prise au pied de la lettre. La nécessité de trouver le meilleur compromis entre des exigences contradictoires s’est vite imposée. Ainsi, le 20 septembre, Myriam écrit : « Je viens de finir la leçon 4. J’ai beaucoup de mal à respecter le fait que tous lisent parfaitement avant de passer à la suite. J’ai décidé d’avancer, et les trois élèves qui ont beaucoup de mal sont pris en petit groupe (j’ai la chance d’avoir une stagiaire pendant trois mois !). J’ai l’impression que pour eux le déclic n’est pas encore engagé (je vois une lettre, cette lettre produit un son, je l’assemble avec une autre…). Je pense qu’ils ont besoin de plus de temps, mais je ne peux pas freiner tout le groupe ! ». Le 7 octobre, Josie donne son point de vue : « Attendre que tous soient capables ne me semble pas judicieux car on ne sait le temps que cela prendra, donc c’est risquer de démotiver ceux qui réussissent, et même aussi ceux qui n’y arrivent pas et qui pourraient bénéficier de l’étude d’autres graphèmes du fait de la multiplication des exemples, car l’opération mentale est la même ».

Finalement, si la recommandation de Je lis, j’écris n’a pas été suivie à la lettre, elle a eu un effet extrêmement bénéfique, en incitant les collègues à être particulièrement attentifs aux moins rapides de leurs élèves et aux moyens de les empêcher de décrocher. Traduite par : « On avance et on emmène tout le monde », son esprit a ainsi été parfaitement respecté.

Le problème se posait dès lors des moyens de faire avancer aussi ceux qui allaient moins vite : et qui pouvaient tout à coup, parce qu’ils avaient compris quelque chose d’essentiel de la lecture, accélérer et rattraper le gros de la classe, ce qu’ils n’auraient jamais fait si on les avait laissés tomber. Il fallait leur offrir la possibilité d’un moment supplémentaire de travail de lecture et/ou d’écriture, dont les autres n’avaient pas eu besoin. Les conditions dans lesquelles les collègues travaillent aujourd’hui ne rendent pas la chose facile. Tous les recours possibles ont été utilisés. Dans le meilleur des cas, le maître pouvait s’appuyer sur un collègue surnuméraire ; obtenir la collaboration d’un membre du RASED d’accord pour le relayer après qu’ils se soient mis d’accord sur le travail à effectuer à partir de Je lis, j’écris ; disposer comme Myriam l’évoque ci-dessus de l’aide dans la classe d’une stagiaire. En dehors des heures de classe, il était parfois possible de solliciter soit la contribution de la personne responsable de l’étude surveillée ; soit celle des parents, en s’assurant toutefois qu’ils disposaient du temps indispensable et des compétences requises en français. Bien souvent cependant l’enseignant a dû dégager le temps nécessaire pour s’occuper lui-même de l’élève ou des deux ou trois élèves les plus en difficulté de lecture et d’écriture, soit en pendant les pauses (récréation, repas), soit en faisant travailler le gros de la classe en autonomie pendant ce laps de temps.

L’animation collective de la classe

On comprend dans ces conditions que deux questions concernant la façon de conduire les activités de lecture soient revenues de façon récurrente dans les échanges entre les membres du collectif.

La première : comment faire lire tous les élèves pris un par un, afin d’être sûr de repérer ce qui n’est pas encore bien acquis ? La méthode du « furet » (chaque élève à son tour lit une partie des syllabes, du vocabulaire ou du texte, et doit suivre le reste du temps l’avancée de la lecture s’il ne veut pas rater son entrée en scène) a été discutée en réunion de collectif, et sa pratique s’est généralisée. Elle n’est pas sans défaut : chaque élève est tenu de suivre en amont de son intervention, moins après ; et qu’il ait correctement interprété sa partie ne dit pas qu’il aurait fait aussi bien sur le reste.

Aussi la plupart des collègues se sont efforcés de combiner la pratique du furet avec une audition plus systématique de chaque élève. Beaucoup profitent pour cela des moments de dédoublement de la classe, en inscrivant au tableau le texte à lire et en guidant avec la baguette la lecture d’une phrase entière par chaque élève désigné tour à tour. D’autres, ou les mêmes, insistent surtout sur la lecture individuelle des élèves qui ont le plus de mal en les prenant en dehors des heures de classe. Ou au contraire font lire les plus rapides pendant la récréation, et s’occupent des retardataires pendant que les autres sont occupés en autonomie.

C’est à cet égard, précisément, que s’est posée une seconde question : comment faire travailler le gros de la classe en autonomie pendant que le maître s’occupe du petit nombre des élèves en difficulté de lecture ? Je lis, j’écris insiste beaucoup sur l’idée que le meilleur exercice d’apprentissage de la lecture, c’est la lecture elle-même. Mais cela ne résout pas le problème : on ne peut pas demander à des élèves de CP de pratiquer la lecture silencieuse pendant très longtemps. Restent l’écriture et le dessin, qui cependant pour certains membres du collectif ne peuvent se substituer totalement aux exercices. Les exercices à trous ayant été abandonnés afin de ne pas encourager par la bande les réflexes de lecture devinette, ceux qui ont été retenus font travailler à la fois le déchiffrage et la compréhension, tels le jeu du puzzle (phrases à reconstituer à partir des mots proposés en vrac), celui du bon découpage (les mots de la phrase étant donnés dans le bon ordre mais tout attachés), de la phrase à inventer en utilisant les mots du vocabulaire de la leçon du jour (au minimum : article + nom + adjectif + verbe), voire l’exercice classique des questions posées sur le texte qui permettent d’en vérifier la compréhension.

La réflexion du collectif a porté parallèlement sur les formes d’animation de l’ensemble de la classe en relation avec le travail de lecture-écriture. Ses membres ont cherché à utiliser, dans ce domaine, les possibilités offertes par Je lis, j’écris : qu’il s’agisse d’une initiation à l’histoire de l’art en exploitant, en collaboration avec l’intervenant en arts plastiques, l’iconographie de l’ouvrage ; d’une initiation à la géographie en localisant sur un planisphère les noms de pays et de villes proposés dans chaque leçon (où l’on retrouve le Costa Rica et son café !) et les aires d’utilisation des systèmes d’écriture présentés à la fin de l’ouvrage ; d’une introduction à la musique en contrastant l’écoute de celles de Mozart et de Miles Davis (leçon 24) ; d’une familiarisation avec la littérature en évoquant l’Odyssée à propos d’Ulysse (leçon 5) ou les contes d’Andersen à propos de la sirène (leçon 7), etc. Chaque leçon propose des mots peu familiers dont on peut chercher ensemble des synonymes et des antonymes, et des textes susceptibles de servir de support à la mise en activité collective du groupe classe, invité à discuter de leur sens et de l’univers qu’ils évoquent, à inventer une suite ou une autre fin, à construire des phrases ou à inventer d’autres histoires à partir de mots empruntés à ces textes.

Ces activités collectives, enfin, peuvent elles-mêmes donner naissance à des activités individuelles en autonomie, qu’il s’agisse d’inventer des phrases et de les écrire sur l’ardoise ou le cahier, puis de les dessiner, de proposer une interprétation dessinée du texte du jour, etc.

Apprentis lecteurs : difficultés et plaisir de lire et d’écrire

Le difficile : on évite ou on affronte ?

L’expérience du collectif jljé a amené tous ses protagonistes à réfléchir à la notion même de difficulté d’apprentissage. En proposant une démarche qui concentre nombre de difficultés d’apprentissage dès les premières leçons, Je lis, j’écris fait en effet d’autant plus fortement ressortir combien l’institution scolaire a ordinairement tendance à l’inverse à différer voire à contourner ce qui paraît difficile pour les élèves ; et à inventer toute sorte d’approches de biais et de supposés facilitateurs quand il est devenu inévitable de l’affronter. Et cette démarche d’évitement paraît s’imposer plus encore dans les quartiers populaires et les ZEP, c’est assez logique puisque ici les élèves sont censés disposer de moindres ressources intellectuelles, linguistiques, culturelles.

On observe de fait que dans les écoles de quartiers plus favorisés ces pratiques d’évitement ont moins souvent cours, l’enseignement est souvent plus classiquement « frontal », et les progrès des élèves sont plus effectifs et plus rapides. Ce résultat peut être bien sûr imputé au milieu social. Mais s’il devait quelque chose aux choix pédagogiques ? Chercher avec les meilleures intentions du monde à épargner aux élèves le difficile des apprentissages, parce qu’on ne fait pas confiance à leurs ressources intellectuelles, ou parce qu’on craint que la difficulté ne les rebute, ne les décourage ou ne les ennuie, ne se retourne-t-il pas contre eux, au bout du compte ? Si la difficulté est partie intrinsèque de l’apprentissage, tout faire pour l’éviter n’empêche-t-il pas d’apprendre ?

Concernant la lecture, c’est ce que Josie, qui avait toujours pratiqué jusqu’ici une méthode mixte, souligne à sa façon. Comme pour les autres membres du collectif, les premières leçons de Je lis, j’écris n’ont pas été si faciles dans sa classe, mais elle perçoit très vite que les connaissances acquises seront bénéfiques pour la suite. Dans un courrier du 7 octobre, elle note ainsi à propos de l’écriture : « Les premières séances ont été laborieuses (majuscules en milieu de mot par exemple ou bien mot mal coupé ou toute la phrase attachée), mais toutes les notions que ce travail exige sont maintenant bien intégrées et je pense qu’ils gagneront en liberté pour pouvoir rapidement écrire des phrases ». Et concernant la lecture, elle conclut ainsi l’évocation des problèmes qu’elle a rencontrés au cours de ces séances : « En résumé, des problèmes normaux de début d’apprentissage de la lecture qui, dans une méthode à départ global ou semi global sont repoussés à plus tard. Je pense donc que la méthode Je lis, j’écris, un peu ardue au départ, présente l’avantage de ne pas faire croire aux enfants que lire c’est facile, et qu’elle explicite à tous ce que certains découvraient plus ou moins seuls et que d’autres, malgré des explications soutenues à partir de Noël, parvenaient difficilement à intégrer quand leur tout premier contact avec l’apprentissage s’était fait sur le contexte, le « ça commence comme… » ou le « c’est presque comme… » ».

De la même façon, Muriel, réfléchissant dans un courrier du 15 octobre ce qui a changé dans ses propres pratiques, prend conscience des risques inhérents à l’emploi de ce qu’elle appelle « les processus facilitants », en l’occurrence l’emploi de lettres mobiles et le tracé de « cuvettes » sous les mots portés au tableau pour en scander les syllabes : « Nous ne travaillons plus sur lettres mobiles, et je ne systématise plus les cuvettes sous les syllabes ni les croix sous les lettres muettes. Je passe par le tableau pour un mot « dur », et fais le geste des cuvettes sans forcément les tracer, ou je donne des indications sur les « collages » de lettres. Les deux années précédentes j’ai utilisé les cuvettes et les croix assez longtemps. En apparence les élèves déchiffrent plus aisément, plus rapidement, en fait cela reporte la difficulté au moment où on les enlève, voire cela camoufle les difficultés de certains (comme quand on garde une béquille trop longtemps et qu’on se démuscle). Je laisse les élèves aller plus lentement pour déchiffrer, je les laisse patauger, et en fait ils rebondissent. Donc je crois qu’on perd du temps pour en gagner ». Et elle ajoute : « Au sujet de la combinatoire, j’ai la même impression qu’on perd du temps pour en gagner. Si, avec la leçon 4 qui introduit la première consonne, le l, on peut avoir un sentiment de trop grande lenteur, on voit avec les leçons 5 et 6 que ce temps perdu est gagné par la suite : on ne fait pas croire aux enfants que la combinatoire se limite à consonne/voyelle (le RMI de la combinatoire), on aborde de façon assez groupée en une ou deux semaines avec la leçon du l (et peut-être une ou deux autres consonnes) les difficultés et la variété de la combinatoire « riche » (ui, l’a, ral/lar, ro, alu…), puis les autres leçons permettent de retravailler systématiquement ces difficultés ».

Si Josie et Muriel tiennent ces propos, qui d’une façon ou d’une autre traduisent l’expérience de l’ensemble du collectif, c’est bien sûr qu’elles ont constaté : d’une part que si le côté un peu ardu des premières leçons les a inquiétées au départ (et en cours de route !) leurs élèves en ont triomphé sans se décourager et sans douleur excessive, heureux au contraire de voir qu’ils pouvaient progresser assez rapidement ; et d’autre part que ce qui avait été ainsi acquis constituait une base solide pour la suite, et contribuait à asseoir l’autonomie des jeunes lecteurs.

Les difficultés du début

Examinons donc rapidement les difficultés rencontrées dans les premières semaines, sachant que les enseignements qu’en ont tiré les membres du collectif ont nourri par ailleurs les commentaires de la rubrique « Leçon par leçon » sur ce site.

* Premières leçons : les voyelles. La leçon 2 surtout fait problème, qui décline les graphèmes issus de l’accentuation du e. Le 7 septembre, Myriam écrit : « Je confirme les impressions de certaines, la leçon e, é, è, ê, s’est révélée laborieuse. La plupart des élèves ont du mal non seulement à distinguer clairement les sonorités mais également ils ont du mal à distinguer les graphies ». D’autres collègues ont été franchement agacées, elles le diront plus tard, par ce démarrage jugé insuffisamment soft. Sur le fond, c’est certainement la prise de conscience que ces difficultés étaient normales, et qu’il valait mieux les affronter sans tarder pour assurer la suite, quitte pour cela à prendre le temps nécessaire, qui a permis de franchir ce premier cap. La manifestation des premiers signes de succès, la prise d’appui sur les ressources des élèves (dont la plupart distinguent bien les phonèmes dans la pratique, par exemple dans « élève », il fallait les inviter à mobiliser ce savoir), ainsi que l’aide apportée par le travail d’écriture et l’enseignement du métalangage, y ont contribué. Dès le 8 septembre, Muriel notera pour sa part : « Au bout du troisième jour sur la leçon, ça passe mieux (…). Je crois que l’écriture les a aidés à s’approprier la forme des accents, et le fait de bien nommer les accents aussi ».

* Premières leçons : l’écriture. Le démarrage est d’autant plus rude qu’aux difficultés de lecture viennent s’ajouter celles de l’entrée dans l’écriture, la confrontation aux différences entre caractères d’imprimerie et lettres cursives, entre minuscules et majuscules. Les ductus proposés par le manuel sont d’une aide précieuse, mais c’est tout une posture du corps, une tenue de la main, le contrôle du tracé, le respect de la ligne, l’orientation même de la ligne de gauche à droite, la différence de hauteur entre majuscule et minuscule, qu’il faut apprendre, même si la maternelle a permis à cet égard de premiers acquis. Il faut tout apprendre à la fois, et cela prend du temps : mais on avait parfois l’impression que les enseignants étaient plus inquiets du temps passé que les élèves, trop occupés à progresser pour s’en soucier. Quant à la dictée, certains membres du collectif ne croyaient pas trop au départ à la possibilité de commencer dès les premières séances. Mais en procédant avec progressivité : usage de l’ardoise, dictée de syllabes, puis de mots, puis de phrases, la patience s’avère vite payante. Le 20 septembre, Myriam observe : « L’écriture prend un temps fou (minuscules et majuscules) (…). Je pense qu’il faut continuer à être très rigoureux, en deux semaines je note des progrès encourageants ». Et l’encouragement vient non seulement des progrès constatés en écriture, mais aussi du bénéfice visible que les élèves tirent de l’activité d’écriture pour la lecture : s’approprier avec la main la forme des lettres facilite leur identification visuelle quand on se remet à lire.

* Leçon 4 : aborder la combinatoire. Après la leçon 2, la leçon 4 est une autre étape cruciale des acquisitions de base. Comme le fait remarquer Muriel, cette leçon invite à affronter « plusieurs étapes de la combinatoire : les syllabes consonne/voyelle ; les syllabes inverses voyelle/consonne ; l’assemblage de deux voyelles (lié, Léo) ; la lecture de mots « simples » : Lila ; la lecture de mots commençant par une voyelle (alla, Élie) ; la lecture de mots comportant des lettres muettes » ; et dès la leçon 5 on voit apparaître des syllabes de trois lettres. Là encore une conduite de classe organisant la progressivité des apprentissages peut aider les élèves qui ont le plus de mal à affronter l’obstacle. Ainsi Muriel a choisi de faire travailler en parallèle le déchiffrage de la leçon 4 et de la leçon 5 « en suivant la progression :
1/ syllabe consonne/voyelle
2/ syllabe inverse
3/ enchaînement voyelle et syllabe (ali, alu)
4/ lecture d’une syllabe de trois lettres (sal, sil)
5/ lecture d’un mot simple en signalant les lettres muettes (leçon 4) ».

* Lecture d’un mot. Voilà, le 7 octobre, ce qu’en dit Josie, qui vient alors de terminer avec la leçon 6 l’étude de la troisième consonne : « Globalement (pour les trois consonnes étudiées) la barre d’apprentissage est assimilée assez rapidement. La liste des mots en vrac leur pose davantage de problèmes. J’y vois deux raisons : premièrement, savoir où l’on coupe dans le mot (quelle est la longueur de la syllabe à lire) ; deuxièmement, si le mot est inconnu, ils ne peuvent vraiment pas savoir seuls où couper (exemple : su/sur/re). Je les aide donc à déchiffrer en faisant une petite vague sous la syllabe à lire puis la suivante. Le mot est alors redit puis expliqué, et ils construisent à l’oral des phrases incluant le mot nouveau » (on se souvient que Muriel suggèrera quelque temps après de ne pas utiliser trop longtemps le système des « petites vagues » ou « cuvettes » qui facilitent dans un premier temps la lecture des mots).

* Lecture des textes. La lecture en autonomie des premières phrases, dès la leçon 4, est une grande joie pour les élèves. Jusqu’à la leçon 13, les textes proposés par Je lis, j’écris sont courts, ils comportent deux ou trois phrases, et habituent progressivement les élèves à se confronter à ces petits récits écrits et à en interroger le sens. C’est à la leçon 14 qu’on trouve le premier texte un peu long, dont l’approche a quelque peu inquiété certains enseignants du collectif. La crainte qu’il puisse rebuter ou effrayer les élèves a été l’occasion d’une discussion sur la façon d’en conduire la lecture et l’accès au sens. Fallait-il, par souci de mettre les élèves en appétit et ne pas les laisser se décourager, préparer la lecture du texte par une explication de son vocabulaire et une évocation anticipée de l’univers de sens qu’il évoque ? On voit bien, en même temps, l’inconvénient radical de cette démarche « soft » : à quoi sert de lire s’il n’y a plus rien à découvrir, si l’on a tout compris d’avance, si l’effort de lecture est coupé du plaisir de la quête du sens, de l’effort d’intelligence, de tout effet de surprise ? C’est ce second point de vue dont se sont très vite convaincus tous les membres du collectif. Le compte rendu de la réunion du 10 décembre relève par exemple, à propos précisément de la façon d’aborder le texte de la leçon 14 : « Myriam indique qu’elle a senti quelque chose se débloquer quand elle a bien compris que la question du sens ne peut pas se poser avant d’avoir lu. Il faut lire pour comprendre, c’est la lecture effective qui permet de savoir si l’on comprend ou pas. Cette conviction remet en cause toutes les tentatives de chercher à donner à comprendre, à expliquer par avance les mots ou le texte avant que les élèves aient pu en faire une lecture de qualité, fluide, en respectant la ponctuation, en mettant le ton ».

Conclusion

Laissons la parole, pour conclure ce chapitre, au compte rendu de la réunion du 22 octobre. Le chapitre suivant, qui fait le point sur la situation à Noël, nous dira si sa tonalité optimiste était justifiée ou pas.

« Les participants aux deux réunions précédentes avaient fortement souligné les difficultés rencontrées par les élèves au cours des premières leçons, qu’il s’agisse de l’apprentissage des voyelles (et notamment de la fameuse leçon 2 qui décline les accentuations du e), des premières combinaisons de lettres en syllabes, de l’inversion des syllabes (il et li), du choix du l plutôt que du s, du r ou du ch pour ouvrir le bal des consonnes. Il semble que moins d’inquiétude se soit exprimée au cours de cette troisième réunion. Non pas que les difficultés aient disparu. Mais celles du début ont été pour l’essentiel surmontées. A part un nombre infime d’enfants très perturbés dont le cas ne paraît pas relever d’abord de la pédagogie, tout le monde suit, certains sans problèmes, d’autres avec plus de mal, mais ils progressent et vont y arriver. C’est d’autant plus rassurant qu’on a pu mesurer dans les premières leçons la réalité des obstacles à surmonter. Du coup les difficultés des élèves apparaissent mieux comme une modalité normale de l’apprentissage, comme le signe qu’un véritable travail cognitif s’opère. Qui plus est, certains collègues ont le sentiment, c’est le cas notamment de Christa, qu’une fois passée la période délicate (et décisive) des huit premières leçons, l’acquis réalisé favorise les acquisitions ultérieures et permet d’avancer plus vite. Parmi les acquis : l’habitude prise de s’en tenir à ce qui est écrit, le renoncement à toute devinette de ce qu’on n’a pas lu ou qu’on arrive pas à lire, la capacité à identifier et oraliser rapidement les syllabes rencontrées ».