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De la vérité de la lecture

vendredi 13 novembre 2009, par Janine Reichstadt

Janine Reichstadt

La question de la démocratisation de la réussite scolaire occupe aujourd’hui une place centrale dans les problèmes de l’école, et plus largement dans l’ensemble de la société. L’inégalité scolaire sur fond de difficultés, d’échecs des élèves d’origine populaire représente un coût subjectif pour ceux-ci et professionnel pour les enseignants, particulièrement élevé. Quant aux parents, au rebours de ce que l’on croit souvent, ils sont fort loin d’adopter une attitude démissionnaire. Massivement conscients des implications de la scolarité de leurs enfants sur leur avenir, cette réalité est pour eux source de préoccupations, d’inquiétudes majeures.

Nous sommes bien loin aujourd’hui de ce que pouvait représenter le certificat d’études primaires il y a encore quelques décennies. Les critères sociaux de la réussite scolaire sont bouleversés et le baccalauréat est devenu le diplôme que tous souhaitent atteindre. Grâce à l’allongement considérable des parcours les enfants des classes populaires ont pu accéder à des formations diplômantes impensables pour leurs parents. Mais 40% des élèves sont orientés à la fin du collège vers la préparation d’un diplôme professionnel court, et 150.000 jeunes sortent chaque année de l’école en échec lourd (plus de 20% d’une génération), c’est-à-dire sans diplôme et ils sont très massivement issus des milieux populaires.

Contrairement à une certaine vision du collège considéré comme « le maillon faible » du système éducatif sur lequel devrait se concentrer toute l’attention, c’est à l’école primaire que se construisent les difficultés majeures concernant les fondamentaux sans lesquels la scolarité ne peut se dérouler normalement, des fondamentaux auxquels appartient le lire-écrire au centre du travail dans toutes les disciplines. Or dès les tout premiers apprentissages le poids de la notion de handicaps socioculturels pèse lourd : tous les élèves ne seraient pas dotés de réelles possibilités, notamment langagières, pour atteindre les réussites élémentaires porteuses d’un avenir scolaire promis aux meilleures formations.

Dans son dernier ouvrage (1) Jean-Pierre Terrail développe une remise en question décisive de la notion de handicaps socioculturels conduisant à la recherche de ce qui manque aux élèves des classes populaires pour réussir pleinement leur scolarité. Il inverse la problématique en procédant à l’examen fouillé des ressources langagières dont les enfants disposent leur permettant de se confronter aux exigences de la culture de l’écrit. Il en vient ainsi à démontrer que tous les enfants en tant qu’êtres de langage accèdent aux ressources inhérentes à l’oralité qui leur permettent de disposer du même outillage intellectuel, des mêmes grandes fonctions de la pensée, des mêmes capacités d’entrer dans la compréhension des objets de connaissances propres à l’école. Autrement dit en mettant au jour les raisons fondamentales pour lesquelles nous pouvons nous convaincre d’une réelle égalité des intelligences chez les sujets parlants, il invite le système éducatif qui transforme des différences socioculturelles en inégalités scolaires à revenir sur la façon dont il pense pouvoir expliquer bien souvent l’origine des ces inégalités. Si face aux inégalités scolaires nous ne pouvons plus mettre en avant l’origine sociale des élèves en raison de l’universalité des capacités que leur offre le langage, il devient difficile de surseoir à une réflexion collective de grande ampleur sur les conduites d’enseignement.

Notre travail sur l’apprentissage de la lecture s’inscrit dans cette problématique. Avec Je lis, j’écris nous avons voulu spécifier les pratiques intellectuelles nécessairement à l’oeuvre dans cet apprentissage, des pratiques qui ne sauraient s’écarter des principes essentiels de la méthode syllabique dont les preuves d’efficacité sont particulièrement visibles chez les enfants d’origine populaire. Dépasser considérablement les 33% d’élèves qui parviennent à l’entrée en 6e à avoir réussi un apprentissage de la lecture leur permettant de bien comprendre ce qu’ils lisent est un objectif parfaitement réaliste dont on ne saurait repousser la réalisation. C’est la démocratisation de la réussite scolaire qui est en jeu.

Sens du bien lire

Invités à s’appuyer sur l’histoire lue par l’adulte ou par les illustrations du manuel les élèves peuvent être amenés à chercher la « lecture » du mot qu’ils ont sous les yeux en fonction du contexte. Ils sont alors conviés à faire des hypothèses de sens. Ils prennent des indices, essaient de deviner, d’interpréter. Ils peuvent alors « lire » copain à la place d’ami, salade à la place de laitue, grenouille à la place de crapaud, bateau à la place de barque...
Ils peuvent confondre « blaguer » et « braquer », « château » et « chapeau », « casser » et « caser »...., des mots qui se distinguent par peu des graphèmes.
Des débuts de mots tels que « pir » et « pri », « bur » et « bru », « tar » et « tra » ne sont pas parfaitement distingués, ils sont lus l’un pour l’autre. Le soupçon tout à fait inapproprié de dyslexie risque alors de devenir un diagnostic lourd de menaces pour la réussite des apprentissages.
Des élèves se contentent de s’appuyer sur les premières lettres du mot pour tenter la suite : ils en viennent alors à « lire » « parapluie » quand le mot qu’ils ont sous les yeux est « paratonnerre », « parasol » ou « paravent ».
La mémoire prodigieuse des enfants peut leur permettre d’essayer de faire croire à un entourage qu’ils souhaitent crédule qu’ils lisent bien tout un texte appris par coeur. Mais quand on leur demande d’essayer de lire autre chose et de changer de livre notamment on peut se voir rétorquer : « Je ne peux pas lire car j’ai pas appris dans ce livre ».

Ces échecs dans un apprentissage qui ne souffre pas l’à-peu-près s’accompagnent le plus souvent de beaucoup de lenteur, d’arrêts sur des mots que l’on ne sait pas déchiffrer ou que l’on déchiffre avec difficulté (on dit que l’élève ânonne), de regards hors du texte comme pour chercher l’inspiration en dehors de la lettre. Même lorsque l’élève parvient à déchiffrer de façon quelque peu habile il n’est pas toujours scrupuleusement attentif à toutes les flexions de la voix qu’impose la ponctuation. Il conduit une lecture que n’arrête aucune respiration : la lecture monocorde essouffle alors le sens prisonnier d’une prosodie qui l’enferme dans l’incompréhensible d’une suite de mots jamais séparés, un ton de la voix jamais descendu ou monté, reflétant l’exclamation, l’interrogation ou toute autre signifiance. Le sens d’une phrase gît aussi dans la ponctuation et la précision du détail de la lettre, de l’accent. L’écart de sens soutenu entre « l’augmentation des retraites » et « l’augmentation des retraités » ne se joue que dans la présence ou l’absence d’un « simple » accent...
Les enfants ne peuvent pas apprendre à lire si on ne les sensibilise pas, dès les toutes premières leçons à la portée fondamentale de l’attention scrupuleuse à toutes ces marques essentielles qui construisent l’écriture et les sens qu’elle donne à lire.

C’est à un déchiffrage parfait, celui de la lecture normale de l’adulte sachant lire, qui traite donc toutes les lettres et tous les signes, qu’il convient de conduire les élèves, car c’est la vérité même de l’activité de lecture qui se doit de guider la conduite de l’apprentissage et non l’âge des apprenants. En Finlande les enfants apprennent à lire à 7 ans, en France à 6 ans. On peut discuter de la pertinence dernière de ces choix, mais l’expérience montre que l’apprentissage commencé à 6 ans ne contredit pas de façon avérée les possibilités des enfants de cet âge, capables d’entrer dans cette activité intellectuelle saisie dans sa vérité propre. Les adultes à qui il faut apprendre à lire ont d’ailleurs à faire le même chemin fondamentalement.

L’impact des impossibilités de lire de façon suffisamment fluide sur la grande difficulté qu’éprouvent bon nombre d’élèves à fréquenter les livres est certainement considérable. Comment goûter le plaisir de la lecture si on n’est pas capable d’une lecture vraiment courante qui libère de tout effort de décodage afin de pouvoir concentrer son attention sur le sens ?
Nous rejoignons ici José Morais lorsqu’il écrit : « Les bons lecteurs lisent non seulement mieux, mais aussi beaucoup plus que les lecteurs médiocres. (…) L’exercice intensif de la lecture crée donc un nombre extraordinaire d’opportunités pour apprendre de nouveaux mots, jusque-là inconnus. Ceux qui lisent mieux lisent plus, augmentent plus vite leur vocabulaire, et par conséquent lisent encore mieux et encore plus, suivant un effet de boule de neige qui contribue à creuser l’écart entre les bons et les mauvais lecteurs. » (2)

De même que ce sont les idéalités mathématiques que sont les nombres qui guident le travail sur la numération, ce sont les principes linguistiques de l’écriture qui guident l’apprentissage de la lecture. Certaines représentations de l’enfance finissent par l’assigner à résidence dans des activités censées lui être « adaptées ». Ces activités sont à interroger (nous le ferons plus loin), car s’écartant des logiques intellectuelles au principe des contenus d’apprentissages elles en viennent à contrarier les réussites scolaires escomptées.

Progressivité et systématicité

Dans Je lis, j’écris est reproduit un poème de Gianni Rodari intitulé Pour faire une table.
« Pour faire une table/ il faut du bois,/ pour faire du bois/ il faut un arbre,/ pour faire un arbre / il faut une graine,/ pour faire une graine/ il faut un fruit,/ pour faire un fruit/ il faut une fleur :/ pour faire une table il faut une fleur. »
La subtilité poétique de ce rapprochement final inattendu entre la table et la fleur à l’issue de ces engendrements successifs ne se retrouve pas dans la série des nécessités que déploie l’écriture alphabétique : il n’est toutefois pas inintéressant de voler à Gianni Rodari le mouvement qu’il initie pour marquer le point de départ absolu de tout accès au texte.
Pour faire un texte il faut des phrases, pour faire des phrases il faut des mots, pour faire des mots il faut des syllabes, pour faire des syllabes il faut des graphèmes : pour faire un texte il faut des graphèmes.
On souhaiterait ne voir là qu’un truisme. Et pourtant la rupture avec le texte dans la conduite des premiers moments de l’apprentissage parait impossible à la méthode mixte qui commence les leçons par des textes que les élèves sont dans l’incapacité de lire, et dont ils devront le plus souvent apprendre à mémoriser globalement les mots, au lieu de partir des éléments premiers de l’écrit (la notion d’éléments premiers n’évoquant nullement la simplicité comme cela est développé par ailleurs dans cette rubrique).

Tant qu’ils ne sont pas capables de lire eux-mêmes des poèmes, des contes, des textes littéraires de toutes natures la lecture faite à haute voix par l’adulte a toute sa place. Cette lecture se fait dans une optique de confrontation à la complexité, la beauté de l’écriture qui fait rêver, s’émouvoir, imaginer, trembler, réfléchir... Elle aiguise le désir de pouvoir entrer de façon autonome dans les promesses d’aventures de la littérature, dans l’intimité du rapport solitaire aux merveilles du livre. Mais dans ces moments de lecture faite par l’adulte, qui ont commencé à l’école maternelle et se poursuivent au cours préparatoire, le texte n’est pas au service de l’apprentissage proprement dit du lire. Celui-ci passe par des voies spécifiques qui s’appuient sur le respect de principes linguistiques dont la fonction est de guider la construction de la progressivité et de la systématicité dans la conduite de l’apprentissage, en mesure d’atteindre sa finalité : une lecture effective et autonome de tous les textes.

Je lis, j’écris suit d’une façon très scrupuleuse la progressivité cumulative et la systématicité qui caractérise la méthode syllabique. Les premières leçons portent nécessairement sur les voyelles et dès la quatrième l’introduction du graphème consonantique l rend possible ses premières combinaisons syllabiques avec les voyelles précédemment étudiées. Des mots peuvent déjà être proposés à la lecture de l’apprenti lecteur, ainsi que des phrases qu’il est en mesure de déchiffrer, on lui en a donné les moyens. Dès cette leçon il apprend les caractéristiques de la phrase commençant par une majuscule et se terminant par un point et à la 17e leçon il connaîtra l’essentiel des signes de la ponctuation.
La 5e leçon introduit le graphème s, et poursuit l’apprentissage des combinaisons de graphèmes en articulant le nouveau graphème à ceux des leçons précédentes, à l’exclusion de tout autre non encore étudié. Le même principe guide le choix des mots ainsi que des textes qui ne peuvent contenir que les graphèmes connus, ce qui limite forcément à ce niveau l’extension lexicale permise.

Cette démarche qui se poursuit rigoureusement jusqu’à la fin du manuel, est progressive et cumulative : sur 52 leçons elle introduit pas à pas les graphèmes qui permettent de quasiment tout lire en français.
Après avoir appris la prononciation des nouvelles combinaisons apparaissant avec le(s) nouveau(x) graphème(s) de la leçon du jour, les élèves peuvent lire effectivement tout ce qu’ils ont sous les yeux dans la page, à condition il va de soi, qu’aucune leçon n’ait été escamotée car cela ne pourrait que compromettre la lecture de tous les mots contenant le(s) graphème(s) de la leçon demeurée ainsi muette.

Cette systématicité dans la mise en oeuvre de la démarche est la clef de la sûreté de la méthode syllabique pouvant permettre aux élèves d’exercer une authentique activité intellectuelle de lecteurs, et à cet égard on ne peut qu’être impressionné par la quantité de mots qu’ils sont très vite capables de lire : Je lis, j’écris en retient dans chaque leçon un nombre limité mais l’extension du vocabulaire qui leur est objectivement accessible est beaucoup plus importante.
Dans la rubrique du site intitulée « Exercices de lecture » d’autres mots sont proposés pour chaque leçon, et là aussi nous pouvons nous apercevoir que leur nombre est loin d’épuiser la quantité de mots que les élèves sont susceptibles de lire à chaque fois, dès que l’on a dépassé les toutes premières leçons.

Le discrédit de la syllabique s’est beaucoup appuyé sur la nécessité supposée de demeurer au niveau de l’ineptie et de l’indignité culturelle qui seraient inhérentes au b-a ba. Et pourtant un examen quelque peu sérieux ne permet en aucun cas de justifier un tel discrédit. Au contraire a-t-on envie d’ajouter. C’est le principe même de la démarche syllabique qui offre la possibilité de ne pas attendre, pour offrir à la lecture effective des apprentis lecteurs, des textes exigeants qui puissent leur permettre d’entrer dans de multiples univers de sens.

Chacun jugera de la qualité des textes proposés dans Je lis, j’écris , mais on remarquera qu’il est possible d’introduire très tôt dans l’histoire scolaire des enfants, grâce aux réelles capacités de lecture qu’ils acquièrent, des textes longs et des poèmes signés par des auteurs tels que Jean Tardieu, Robert Desnos, Arthur Rimbaud, Victor Hugo ou Pablo Neruda. Et là aussi, comme pour les mots, la liste des propositions poétiques faites dans Je lis, j’écris , est loin d’épuiser toutes les possibilités qui peuvent s’offrir objectivement au jeune lecteur.

« Comparer des longueurs ou ranger des poissons ? »

Bien qu’il ne s’agisse pas d’apprentissages de même nature, le détour par un exemple de fiches utilisées dans une classe de moyenne section de maternelle, analysé dans un ouvrage publié (3) sous la direction d’Elisabeth Bautier, peut aisément nous convaincre du sens que prend la prise en compte de la logique d’une activité intellectuelle faisant l’objet d’un enseignement comme c’est le cas de la lecture.

Une première fiche est distribuée aux élèves : elle contient le dessin de quatre poissons de tailles différentes, contenus dans des rectangles. Les élèves doivent tout d’abord colorier chacun des poissons, puis découper les vignettes et les conserver dans une barquette personnelle. La semaine suivante ils retrouvent les vignettes qu’ils ont découpées et une autre fiche sur laquelle figure quatre cases où ils auront à coller les poissons du plus petit au plus grand après les avoir ordonnés.
Interrogée sur l’ objectif d’apprentissages de cette activité, l’enseignante indique qu’il s’agissait de « comparer des longueurs ».

Nous voyons dans cet exemple représentatif des pratiques de l’école maternelle, l’importance de la place que prennent le coloriage, le découpage et le collage.
Il est vrai que ces activités ont à faire l’objet d’un réel apprentissage, mais en elles -mêmes elles n’ont guère de finalité propre. Elles n’ont de sens véritable que si elles s’inscrivent dans un travail de nature esthétique ou technique : réaliser des frises, des compositions picturales, décorer, fabriquer un objet, une maquette…, car ce sont des activités où le soin à accorder à l’effectuation de chacune des tâches se justifie par la qualité plastique ou technique visée dans la réalisation.

Le plus souvent colorier des dessins, les découper, les coller sont considérés comme des tâches tout particulièrement adaptées aux enfants et par là en mesure de mobiliser leur attention et leur compréhension des contenus d’apprentissage au service desquels elles sont requises. Or cette façon de procéder qui entend s’appuyer sur le concret des objets dessinés ainsi que sur l’activité manuelle et esthétique court le risque de faire obstacle à la compréhension recherchée.

Savoir comparer des longueurs est une capacité émancipée des longueurs particulières, qui permet de comparer toutes les longueurs. Il s’agit d’une activité intellectuelle qui a appris à se saisir d’une logique conceptuelle qui en elle-même fait abstraction des objets particuliers pour pouvoir mieux y retourner. Or dans l’exemple des poissons les élèves peuvent difficilement comprendre cette logique détournée de fait par des tâches et des objets qui ne peuvent que parasiter la saisie de l’essentiel, l’opacifier, pris qu’ils sont dans une confrontation à des objets particuliers ne livrant pas par eux-mêmes la généralité de la notion de comparaison de longueurs.

Il n’est pas interdit de discuter de la possibilité pour des enfants de moyenne section de maternelle de comprendre cet objet d’apprentissage, mais si la conclusion de la discussion penche pour le maintien de celui-ci dans cette classe, il n’est pas envisageable de biaiser avec les exigences intellectuelles dont il est porteur pour que les élèves puissent se l’approprier véritablement.

L’auteur du texte le précise : « Spécifier le champ de savoir revenait ici à mesurer pour comparer. Mesurer nécessitait de trouver un repère commun (une unité par exemple ou bien un point de départ commun à la mesure). La mesure permettait ensuite la comparaison de bandes, de traits. »
Assurément, la mesure et la représentation de longueurs sous la forme de bandes ou de traits qui se détachent des particularités concrètes de choses ou d’animaux, peut devenir un outil intellectuel efficace pour qu’il soit possible aux élèves de comparer tout ce qui relève de la longueur.

« Comparer des longueurs ou ranger des poissons ? » est le titre sous lequel l’analyse de la fiche « aux poissons » est écrite. On ne saurait mieux spécifier la nature et l’enjeu du choix pédagogique qu’il est nécessaire d’appréhender ici. L’auteur conclut d’ailleurs : « Laisser cela au hasard n’est pas satisfaisant dans un objectif de préparation des élèves à la scolarité primaire et au-delà. Si certains élèves y parviennent, d’autres non, les sources d’inégalités futures se construisent là peu à peu. »

Des détours à interroger

Passer par la réflexion d’un exercice de classe de maternelle qui ne concerne pas la lecture peut sembler nous en éloigner à première vue. En vérité il nous en rapproche pour diverses raisons.

L’attachement exclusif aux graphèmes, à leurs combinaisons et à leur présence dans les mots et les textes de chaque leçon à l’exclusion de tous ceux qui n’ont pas encore été appris a nécessairement des conséquences sur la conduite de l’apprentissage et la nature des exercices qu’il est possible de proposer aux élèves.

Une démarche très répandue consiste à utiliser le dessin pour apprendre à lire aux élèves. Cette démarche a sans doute pour motivation de chercher à faciliter l’apprentissage en cherchant à s’appuyer sur la familiarité que les enfants entretiennent avec ce qu’ils ont déjà largement pratiqué en maternelle. Elle n’est certainement pas étrangère non plus au souci de leur permettre de conserver le contact avec le concret dont on pense qu’il ne faudrait surtout pas en détourner les enfants.
Or contrairement à ce qui semble s’imposer, cette recherche d’intermédiaires entre le texte et l’élève complique la tâche, obscurcit le mouvement propre de la lecture qui ne peut, sous peine de ne pas conduire aux finalités recherchées, être dénaturé dans sa vérité.

Des manuels s’appuient sur des illustrations pour demander aux élèves de raconter l’histoire ou de désigner les objets représentés et expliciter les actions afin de faire émerger les mots sur lesquels on va travailler sous forme d’étiquettes qu’il sera possible de coller sur les dessins. Dans la même logique d’un travail sur les mots à partir de dessins on devra trouver le mot qui correspond à l’objet dessiné pour chercher s’il contient le « son » étudié. On pourra réaliser l’exercice en coloriant, en entourant, en mettant une croix dans la bonne case...On peut procéder de la même façon avec des syllabes, entourer le mot ou la phrase qui va avec le dessin, ou bien les relier.

Pour articuler sans doute l’apprentissage de la lecture et les nombres, dans l’ouvrage dirigé par Elisabeth Bautier cité plus haut nous trouvons l’exemple d’une fiche couverte de dessins où les élèves doivent colorier les cases qui renferment les choses dont le mot qui les désignent contient le son /a/. Cet exercice terminé et si il est correctement réalisé on doit voir apparaître le nombre 2.

A partir de ces mêmes types d’exercices les variations peuvent être nombreuses mais elles présentent toutes la caractéristique d’introduire le dessin dans l’apprentissage de la lecture.
Quand on lit on ne colorie pas, on ne coche pas, on n’entoure pas. Demander que l’on s’appuie sur des dessins pour deviner des mots est contraire au nécessaire respect des fondamentaux du langage. Saussure le précise : « Le signe linguistique unit non une chose et un nom, mais un concept et une image acoustique. », autrement dit un signifié et un signifiant.
Pas plus que le mot le dessin n’est le nom de la chose, et le mot écrit, tout aussi parfaitement conventionnel que le mot parlé, est étranger à la représentation dessinée. Rien ne peut se deviner de l’un à l’autre.

L’usage répandu du dessin pose une question insistante : comment faire avec tous les mots, fort nombreux au demeurant, sans lesquels il est impossible d’accéder au sens de la moindre phrase et qui n’ont aucun référent matériel ? Comment dessiner « car », « mais », « où », « inutile », « malin », « un rôle », « une demande », « parvenir », « réussir » ... autant de mots qui apparaissent dès les premières leçons de Je lis, j’écris ?
N’oublions pas qu’à l’âge de l’apprentissage de la lecture les enfants utilisent déjà avec succès quantité de mots dont la nature abstraite qui les caractérise ne leur pose aucun problème, quelle que soit leur origine socioculturelle.

La lecture des mots « parasol », « canard », « téléphone », « loup » est totalement étrangère à celle des dessins par lesquels on souhaite concrétiser la séance, aussi laisser les élèves penser que le dessin puisse s’inscrire dans le processus d’apprentissage de la lecture dans lequel ils sont convaincus d’être engagés depuis le premier jour de leur entrée à la « grande école », ne peut que brouiller la nature et le sens de l’apprentissage en jeu, comme l’idée que lire un mot peut s’apparenter à la reconnaissance de sa forme idéographique.
Tout ce qui s’interpose entre l’apprenti lecteur et le texte, le met à distance, l’écarte de la confrontation directe et exclusive aux graphies de la langue, lui complique la tâche en l’éloignant de la compréhension du principe alphabétique, garante de la lecture autonome.

Cette question des détours censés faciliter l’apprentissage concerne également les textes à trous qui demandent de chercher le(s) mot(s) manquants, en essayant de les trouver à partir de sens déduits ou devinés en fonction du contexte. Or là aussi on s’écarte de la seule activité de lecture légitime, celle qui s’accroche à la lettre de l’écriture et qui ne saurait en distraire le regard. La lecture adulte normale n’est jamais confrontée à des trous dans les textes qu’il faudrait combler pour parvenir à en saisir le sens.(4)

Dans une démarche qui pense pouvoir biaiser avec la littéralité de l’écriture en en supprimant une partie, les textes à trous ne peuvent qu’induire chez les élèves l’idée que la lecture peut s’autoriser l’incertain, l’imprécis, sans trop de dommage pour le sens et la compréhension. Cela ne peut qu’avoir des conséquences négatives dans les autres disciplines scolaires qui exigent des précisions de lecture affirmées.

L’iconographie de Je lis, j’écris se situe toujours dans un rapport de simple évocation d’un mot, d’une expression, d’une situation, et nous avons veillé à ce que les élèves ne puissent jamais s’appuyer sur l’image pour tenter de "lire", autrement dit de reconnaître, de deviner des mots ou d’essayer de reconstituer une histoire. Les images ne sont jamais des éléments de contextes, d’indices, à partir desquels il serait possible de faire des hypothèses de lecture : la finalité fondamentale de l’iconographie dans ce manuel est de confronter les jeunes élèves au langage des formes et au patrimoine artistique en leur proposant une grande diversité de registres de qualité.

Quels types d’exercices ?

Dans les dernières pages de Je lis, j’écris, on peut admirer le tableau de Magritte qui peint une pomme de façon très réaliste avec ces mots "ceci n’est pas une pomme". La question et la réponse qu’appelle ce tableau offre aux élèves de pouvoir comprendre la distinction qu’il est essentiel de faire entre l’image, le mot et la chose. La compréhension de cette distinction qui participe de l’éducation au symbolique, peut guider la réflexion sur la nature des exercices ici car pas plus que l’image n’est la chose, le mot n’est l’image.
Les seuls exercices légitimes qui puissent permettre aux élèves d’entrer dans la lecture, sont donc des exercices qui s’attachent aux graphies, aux textes, sans intermédiaires : c’est ce que montre sur ce site la rubrique « Exercices de lecture ». On y trouve une explicitation du travail qui peut être fait dans chacun des quatre moments de chaque leçon de Je lis, j’écris, en prenant à la lettre le mot « lecture » du titre de la rubrique. C’est pourquoi nous avons commencé à proposer de nouveaux mots.

Lorsqu’ils arrivent au quatrième moment de la leçon, les élèves sont invités à réfléchir, à discuter, à débattre de leurs compréhensions des aventures narrées. Ils sont également invités à imaginer d’autres histoires à partir de celles du manuel, et comme ils ne peuvent pas encore les écrire eux-mêmes, l’enseignant peut les coucher par écrit en étant vigilant sur la ponctuation que les élèves ne devront pas manquer de lui indiquer.

Espérant « donner à l’imagination la place qui lui revient dans l’éducation »(5) Gianni Rodari a créé ce qu’ il a souhaité appeler une Imaginatique dans laquelle il propose des manières d’inventer des histoires pour les enfants et de les aider à en inventer tout seuls. « Un mot jeté au hasard dans l’esprit produit des ondes en surface et en profondeur, provoque une série infinie de réactions en chaîne, entraînant dans sa chute sons et images, analogies et souvenirs, significations et rêves, dans un mouvement qui concerne à la fois l’expérience et la mémoire, l’imagination et l’inconscient, et qui se trouve compliqué du fait que l’esprit n’assiste point passivement à la représentation, mais y intervient continuellement, pour accepter et refuser, relier et censurer, construire et détruire. »

Cette façon de nous convier à imaginer avec les mots se trouve déclinée dans quarante quatre chapitres du livre qui à chaque fois proposent une manière d’engager l’aventure du travail de l’imagination. « La pierre dans l’étang », « Le binôme imaginatif », « Qu’arriverait-il si... », « Le préfixe arbitraire », « L’erreur créatrice », « Salade de contes »...sont autant de procédés fabuleux pour inventer des histoires qui peuvent offrir des pistes extrêmement fécondes en classe.
Que faire avec les mots « chien » et « armoire » quand on les relie par différentes prépositions ? Qu’arriverait-il si un crocodile frappait à votre porte pour vous demander du romarin ? Quelle histoire inventer sur un poissonnier qui aurait peint sur sa vitrine « poison frais » ? Ces exemples et beaucoup d’autres de la Grammaire de l’imagination sont tout à fait transférables pour lancer l’imagination d’histoires à partir de Je lis, j’écris.

Dans ce contexte le dessin peut prendre toute sa place, celle d’engager un autre travail à partir de l’interprétation, de l’imagination, différent de celui qui part des textes. Il se différencie de l’usage du dessin dans les activités de « lecture » critiquées plus haut car ici il s’inscrit dans le prolongement de la lecture pour permettre aux élèves d’exercer leur imagination par d’autres voies.
Bien marqué qu’il est dans sa différence avec le texte il ne s’y substitue pas. Il offre de plus aux élèves la possibilité de commencer à se familiariser avec la distinction qu’il convient de faire entre le mot et l’image, écrire, lire et dessiner, ainsi qu’entre le mot, l’image et la chose.

Aussi bien pour ce qui concerne les dessins que les débats d’interprétations et les inventions d’histoires nouvelles, tout part de la lecture effective des textes, y compris les questions qui se rapportent aux problèmes d’incompréhension. On ne saurait commencer par faire comprendre le texte oralement pour chercher à en faciliter la lecture. Le principe même de celle-ci veut que l’on commence par déchiffrer pour s’apercevoir, dans l’exercice même du déchiffrage, que l’on comprend ou pas tel mot, telle phrase ou tel texte. Faire précéder l’activité de lecture d’explications des mots que les élèves risquent de ne pas comprendre c’est dévier le chemin de l’apprentissage qui n’accepte aucun compromis avec le déchiffrage.

Cela conduit peut-être aussi à orienter les élèves vers ce qui risque d’être vécu comme étant le seul sens possible. Quel que soit le texte sa littéralité ne peut en aucun cas être modifiée, pervertie. Mais lorsqu’il s’agit d’un texte à visée littéraire, les critiques et débats conduits par les adultes nous indiquent à quel point il peut faire l’objet de lectures différentes : cette dimension de la lecture peut déjà prendre sa place chez les jeunes lecteurs. L’intention n’est pas de laisser les élèves se tromper sur le sens habituel des mots ou en ignorer la signification. Dans Je lis, j’écris un certain nombre de mots sont choisis volontairement parce que les élèves sont peu susceptibles de les connaître. Ils pourront ainsi les apprendre et étendre leur vocabulaire. L’intention est de leur permettre d’entrer dans cette dimension de la littérature qui veut que l’oeuvre est toujours ouverte pour reprendre les mots de Umberto Eco.

Les enfants sont captivés par le monde de la fiction, du jeu, du théâtre. Nous savons combien la mise en scène d’une même pièce peut varier d’un metteur en scène à un autre, combien un même texte peut faire l’objet de lectures différentes renvoyant à des façons dissemblables de le dire.
Faire entendre aux élèves cette portée de la diction, de l’intonation sur le sens ne peut que les intéresser au plus haut point. Leur proposer des lectures-mises en scène ne peut que leur donner envie de travailler la qualité de l’articulation, la fluidité de la lecture, l’attention à la ponctuation et bien sûr le sens qui s’exprime dans ces mouvements de la voix. Les comédiens n’ânonnent pas !

***
Dans le même temps qu’ils apprennent à lire les enfants apprennent par ailleurs, à l’école ou en dehors d’elle, quantité de mots nouveaux inconnus jusque là, comme ils l’ont toujours fait avant ce nouvel apprentissage, dans l’oralité des échanges. Il n’est donc pas question de se priver, dans tous les échanges oraux, de donner toutes les définitions nécessaires, demandées ou non par les élèves.

Mais lorsque l’on est « en lecture » ce qui compte c’est de pouvoir passer par le déchiffrage des mots pour en demander la signification. Si les élèves ont des difficultés par rapport à l’univers évoqué dans un texte, il est essentiel qu’elles soient abordées à partir de son accès effectif par sa lecture. On ne peut dire qu’on ne comprend pas un texte que si on l’a lu. C’est ce mouvement que la méthode mixte ne prend pas en compte de façon radicale. Elle s’appuie fortement sur l’affirmation que « lire c’est comprendre » mais au fond elle nous renvoie à une démarche qui aboutit à ce paradoxe : « lire c’est comprendre sans vraiment lire ».

Avec Je lis, j’écris il s’agit de faire vivre une pédagogie de la vérité de la lecture fondée sur la recherche de la plus grande habileté possible dans le déchiffrage, garantie de l’accès au sens de l’écrit. Il n’y a pas de séparation entre lire et comprendre si on ne lâche rien sur la maîtrise du code et sur toutes les activités intellectuelles au programme de l’école.


1- Jean-Pierre Terrail, De l’oralité, Essai sur l’égalité des intelligences, La Dispute, Paris, 2009.

2- José Morais, L’art de lire, Odile Jacob, Paris,1999.

3- Sous la direction d’Elisabeth Bautier, Apprendre à l’école. Apprendre l’école. Des risques de construction d’inégalités dès la maternelle. Chronique sociale, Lyon, 2007.

4- Un exercice destiné à contrebalancer les principes de la syllabique consiste à proposer à des adultes de lire un texte où il manque de nombreux graphèmes dans les mots afin de montrer que leur forme globale reconnue et le sens aperçu du texte sont en mesure de suppléer la lecture normale. Cet exercice ne montre pas autre chose en fait que c’est la connaissance bien assise chez les lecteurs de l’organisation graphémique des mots qui leur permet de combler les manques.

5-Gianni Rodari, Grammaire de l’imagination, Rue du monde, Paris, 1998.