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Pourquoi partir du signe écrit pour apprendre à lire ?

mardi 13 octobre 2009, par Jean-Pierre Terrail

Jean-Pierre Terrail

L’inégale efficacité des méthodes de lecture

Peut-on, en comparant ce qui est comparable, mesurer l’efficacité respective des différentes pédagogies de la lecture ? Les rares recherches réalisées dans les pays de langue française concluent à la supériorité des démarches qui enseignent le décodage grapho-phonologique (ou méthodes « phoniques ») par rapport à celles qui ne l’enseignent pas (1). Mais les méthodes purement globales (ainsi de la méthode « idéovisuelle » de Foucambert qui connut son heure de gloire) ne sont plus guère pratiquées : les manuels utilisés par les enseignants font tous place au décodage. La question aujourd’hui posée est celle de la place à faire à l’enseignement des correspondances entre signes graphiques et sons, et celle des modalités les plus efficaces de cet enseignement.

L’étude américaine du National Reading Panel, menée en 1998-99, permet cependant d’y voir plus clair. Après examen d’une grande diversité de recherches disponibles, ses auteurs ont sélectionné, sur la base de critères méthodologiques précis, 38 enquêtes dont les données agrégées amènent à conclure qu’un enseignement phonique systématique :
est plus efficace (et d’autant plus efficace qu’il s’agit d’élèves issus des milieux les moins favorisés) qu’un enseignement phonique non systématique, a fortiori qu’un enseignement non phonique ;
qu’il est d’autant plus efficace qu’on le démarre tôt ;
et qu’il est plus efficace non seulement du point de vue du déchiffrage, mais également du point de vue de la… compréhension (2).

Cette étude confirme la moindre efficacité des approches purement globales, qui n’enseignent pas les correspondances entre les sons de la langue et les signes écrits, mais conjuguent la mémorisation de la graphie des mots et l’identification des mots non mémorisés par le sens de la phrase (« lecture-devinette »). On ne s’en étonnera pas : il paraît tout à fait illogique, et particulièrement dispendieux en termes de surcharge mémorielle, d’appliquer au déchiffrement d’une écriture alphabétique la méthode de lecture qu’imposent les écritures idéographiques et qui procède, elle, par identification des mots et non des lettres. Les futurs mandarins de l’empire chinois devaient avoir mémorisé, dès l’âge de sept ans, la graphie de 2000 idéogrammes. Comment pourrait-on prétendre exiger pareil labeur quand la connaissance des graphies possibles des 36 phonèmes (sons élémentaires) utilisés en français constitue la ressource de base pour déchiffrer la totalité des écrits rédigés dans cette langue ?

Concernant les autres méthodes (syllabique et mixtes), qui enseignent le code grapho-phonologique d’une façon ou d’une autre, cette étude associe la plus grande efficacité à un enseignement précoce et systématique du code (« précoce » ne veut pas nécessairement dire avant le CP, c’est certainement inutile (3), mais indique que l’entrée dans la lecture doit s’opérer par l’apprentissage du code). Là aussi ce résultat paraît tout à fait cohérent avec la nature de notre écriture et le mode de déchiffrage qui lui correspond. La lecture normale (adulte et silencieuse) d’une écriture alphabétique repose sur le traitement de chacune des lettres du texte : il paraît donc logique que l’apprentissage soit d’autant plus efficace qu’il permet l’acquisition complète et rapide de la compétence correspondante. Cette étude américaine met ainsi en cause les méthodes mixtes « à départ global » , méthodes qui retardent la confrontation au code et handicapent son apprentissage systématique (4).

Mais d’autres méthodes mixtes pratiquées aujourd’hui en France sont à départ phonique, et valorisent l’apprentissage du code. Plus ou moins inspirée de la « méthode naturelle » prônée par Célestin Freinet, elles se distinguent de la syllabique par une inversion de l’approche du code. A la démarche « synthétique » du b-a ba, qui part des lettres et étudie leur prononciation et la prononciation de leurs combinaisons en syllabes, elles opposent soit une démarche « analytique » qui accède à la lettre par décomposition de la phrase en mots, du mot en syllabes, de la syllabe en lettres ; soit une démarche « phonémique », qui part du repérage de phonèmes dans des mots et des phrases et étudie leur transcription en graphèmes (ex. o, au, eau transcrivant le son o) (5). S’il apparaît justifié de renoncer à la mixte à départ global, que penser de ces démarches « analytique » et « phonémique » ? Dès lors que l’on enseigne le code, est-ce la même chose de l’enseigner en partant de la langue parlée, comme le font ces approches, et de l’enseigner en confrontant d’emblée l’élève à la langue écrite, comme fait la syllabique ?

Avant de nous arrêter sur cette question des modalités d’enseignement du code, on relèvera cet autre résultat des enquêtes statistiques. Les méthodes mixtes s’avèrent les plus sensibles aux effets-maîtres : certains maîtres d’application, virtuoses de leur emploi, parviennent à les mettre au service d’une acquisition rapide et complète du code. Mais leur rendement moyen est beaucoup plus modeste, ce dont témoigne l’étude du National Reading Panel. Celle-ci conclut en effet à la moindre efficacité de tout enseignement du code dès lors qu’il est moins précoce et moins systématique ; et souligne qu’avec les élèves d’origine populaire la meilleure efficacité est obtenue par l’emploi de la syllabique.

A l’abondance des études américaines comparant les pédagogies de la lecture (l’étude du National Reading Panel synthétisant une partie d’entre elles) et concluant à la plus grande efficacité de la syllabique vient s’ajouter un élément de preuve supplémentaire. L’étude Follow Through, fondée comme celle du NRP sur l’agrégation d’un grand nombre d’enquêtes de terrain, compare pour sa part différents types de pédagogies pratiquées dans l’enseignement primaire, et conclut à l’efficacité cognitive et psychique supérieure des pédagogies explicites, dites de Direct Instruction. Or, en matière de lecture, les maîtres identifiés dans la catégorie Direct Instruction pratiquent la syllabique, alors que l’immense majorité des autres pratiquent les méthodes globales ou mixtes (6).

Partir du son ou partir de la lettre ?

Les enquêtes statistiques disponibles convergent donc pour souligner l’efficacité supérieure de la syllabique, particulièrement manifeste là où les difficultés d’apprentissage sont les plus massives, avec les élèves d’origine populaire. On ne saurait cependant s’en tenir à ce constat, sans chercher à comprendre ce qui le rend possible. Il nous faut procéder, à cet égard, à une comparaison plus précise des démarches d’apprentissage.

1/ Apprendre à lire : partir de la langue parlée ou de la langue écrite ?

L’expérience pratique ayant largement invalidé les méthodes purement globales (qui procèdent par reconnaissance visuelle des mots et « lecture devinette » de ce que l’on ne sait pas déchiffrer, qu’il s’agisse d’un mot entier ou d’un mot dans lequel on reconnaît une ou deux syllabes), la très grande majorité des manuels disponibles et des maîtres font place aujourd’hui en France à l’enseignement du « code », c’est-à-dire à l’apprentissage des correspondances entre les lettres (et non plus les mots) et les sons. On n’en a pas fini pour autant avec la querelle des méthodes. Car enseigner le code est une chose, la façon de l’enseigner en est une autre.

La question se pose en effet de savoir si, pour apprendre à lire, on doit partir du son ou de la lettre. L’accès à la langue écrite doit-il se faire à partir de la langue parlée, ou bien faut-il partir de la langue écrite pour la connaître et la comprendre ?

Rappelons que la langue française utilise 36 sons élémentaires (insécables), ou phonèmes. Pour noter ces 36 phonèmes, notre écriture utilise plus de 130 graphèmes, à l’aide des 26 lettres de l’alphabet et de leurs combinaisons. On voit donc qu’en moyenne chaque phonème peut se noter d’environ 4 façons différentes. Mais ce n’est qu’un moyenne : certains phonèmes n’ont qu’une transcription possible (le son /ou/ ne peut s’écrire que "ou"), d’autres en ont deux ou trois (le son a peut s’écrire a mais aussi e comme dans « femme » ; et on l’entend dans la prononciation du graphème oi), d’autres en ont beaucoup plus. Ainsi le son /ss/ de « son » s’écrit de 7 façons différentes : s (« sourd »), ss (« lasso »), sc (« sceau »), c (« cela »), ç (« façon »), t (« solution »), et x (« soixante »).

Une écrasante majorité de manuels et d’enseignants met en œuvre des méthodes dites « mixtes » (car si elles enseignent le code, à l’instar de la syllabique, elles n’ont pas pour autant abandonné toutes les procédures de la globale). Pour enseigner les relations entre phonèmes et graphèmes, ces méthodes partent de l’identification des sons auxquels elles associent les signes écrits. Elles procèdent par « leçons de sons » : « Écoute le son /a/ que tu entends dans le mot ″chat″, et regarde comment il s’écrit : c’est la lettre a. Maintenant regarde ces lettres, ces mots, ces phrases, et retrouve la lettre a ». La méthode syllabique, elle, majoritairement adoptée par les parents mais très minoritaire dans le système éducatif, part à l’inverse des signes écrits, et plus précisément des graphèmes, dont elle enseigne la prononciation : « Regarde cette lettre : elle se prononce a » « Tu connais le o, tu connais le u : regarde ces deux lettres, ensemble elles se prononcent /ou/ ».

La distinction entre ces deux approches du décodage, qu’on pourrait qualifier respectivement de phonémique et de graphémique, est rarement évoquée dans la polémique sur les méthodes de lecture. On peut même dire que la plus grande confusion règne à son sujet.

C’est de confondre ces deux démarches qui a permis aux praticiens des méthodes mixtes (et donc du principe phonémique) de protester, lors de l’épisode de Robien : « mais le ministre n’y connaît rien, la syllabique, nous la pratiquons déjà ! ». La confusion, qu’on a du mal à ne pas imaginer délibérée chez les experts, est le plus souvent de bonne foi chez les enseignants. Elle est entretenue par certains manuels qui se donnent comme syllabiques alors qu’ils procèdent par « leçons de sons » ; voire par certaines méthodes qui se désignent comme « syllabiques phonémiques » : syllabiques en ce sens qu’elles partent bien du déchiffrage des graphèmes, elles n’hésitent pas cependant à regrouper dans la même leçon l’étude de tous les graphèmes qui correspondent à un phonème donné, lui donnant typiquement par là même toutes les apparences d’une « leçon de son ». Ce qui réunit les graphèmes étudiés ensemble, dans ce dernier cas, c’est qu’ils transcrivent tous le même phonème (par exemple o, au, eau, pour le son /o/) : leur regroupement relève donc d’une logique proprement phonémique. L’on ne sait plus dès lors si l’apprentissage part de la langue parlée (du phonème), ou de la langue écrite. Une démarche syllabique pleinement cohérente avec son principe fondamental (partir de la langue écrite) éviterait sans doute tout ce qui ressemble à une « leçon de son », et pourrait alors se qualifier de méthode « graphémique ».

2/ Les arguments en présence

Les arguments en faveur des méthodes mixtes et de l’approche phonémique sont de deux ordres. Il s’agit d’abord d’éviter l’inconvénient majeur imputé à la syllabique qui, en partant de l’écrit, dissocierait les exercices de déchiffrage de l’accès au sens. Oublieuse que lire, c’est comprendre, la syllabique diffèrerait le moment de la compréhension et de l’intelligence après des mois d’ânonnement stérile de syllabes sans signification. Elle s’avèrerait du même coup particulièrement anti-démocratique, puisque elle empêcherait ainsi l’école de compenser, en dispensant des trésors de sens, le handicap des élèves venant des familles les moins lettrées.

Le second type d’argument le plus souvent avancé à l’encontre de la syllabique et en faveur d’un départ oral de l’apprentissage est celui-ci, complémentaire du précédent : partir de la langue parlée permet à l’apprenti-lecteur de ne jamais quitter le registre du sens. Il a appris à parler ; il aime les histoires ; il a pris l’habitude dès la maternelle d’écouter les récits qu’on lui raconte à l’école. De plus les histoires qu’on peut utiliser au CP pour l’introduire à la reconnaissance des signes graphiques ne sont pas soumises à la contrainte qui régit les textes proposés par les méthodes syllabiques, lesquels sont exclusivement constitués avec les graphèmes que l’élève a préalablement appris à déchiffrer. Pourquoi dès lors ne pas partir de ces histoires pour en extraire les phrases, puis les mots, et enfin les phonèmes contenus dans ces mots dont on identifiera alors la transcription graphique ? On part de ce que l’élève connaît et qu’il aime, la langue parlée et les récits, pour l’amener en douceur à l’étude des correspondances entre sons et signes écrits. La démarche a toutes les apparences du bon sens pédagogique.

Quant au choix « graphémique » de la syllabique, pour sa part, il se justifie fondamentalement par l’hétérogénéité des registres de l’écrit et de l’oral. Saussure, le fondateur de la linguistique moderne, notait que l’écrit n’est pas la « matérialisation de la parole ». L’observation est paradoxale : l’écriture donne pourtant bien une matérialité visuelle aux énoncés langagiers. Mais cette matérialisation visuelle de la parole est trompeuse : « L’écriture voile la vue de la langue : elle n’est pas un vêtement, mais un travestissement. On le voit bien par l’orthographe du mot français « oiseau », où pas un des sons du mot parlé (wazo) n’est représenté par son signe propre ; il ne reste rien de l’image de la langue » (Cours de linguistique générale, p. 52).

Contrairement donc à l’idée qu’on s’en fait spontanément, l’écrit n’est pas la représentation des sons de la langue, leur transcription phonétique. Cela tient principalement à ce que la langue écrite comme la langue orale ont chacune leur histoire propre, qui obéissent à des logiques différentes : la langue orale, création collective, évolue en permanence avec la vie sociale ; la langue écrite est beaucoup plus immobile, et connaît des ajustements par à-coups. Le résultat de cette disparité, c’est une absence de correspondance naturelle entre les deux, entre les sons et les signes graphiques qui ne les représentent pas mais les « travestissent ».

Ainsi les grammairiens des 16ème et 17ème siècles, qui ont largement contribué à fixer l’orthographe que nous pratiquons encore aujourd’hui, ont cherché à tenir compte de la prononciation des mots à leur époque ; mais comme ils avaient une formation de latinistes, ils ont voulu aussi que l’orthographe rappelle l’origine latine de notre lexique ; et même parfois, comme ils étaient payés à la lettre, ils ont redoublé des consonnes sans autre motif que pécuniaire… Le mot « homme » se prononçait alors /ome/ ; nos grammairiens ont rajouté un h par souvenir de la forme latine « homo ». Le mot « femme » se prononçait /fame/ ; pour rappeler l’origine latine (femina), ils ont choisi de transcrire le /a/ par un e plutôt que par un a ; et pour indiquer que le « fe » devait (exceptionnellement) se prononcer /fa/, ils ont redoublé le m, décrétant au bout du compte que le mot /fame/ s’écrirait désormais « femme ». Et l’on sait que l’accent circonflexe est venu remplacer un s disparu, hospital donnant hôpital : on voit la trace de cette substitution dans la relation entre forêt et forestier, entre arrêt et arrestation, etc.

Les mots écrits donnent donc à voir bien plus que les sons de la langue. Ils donnent à voir toute une histoire compliquée qui a ses raisons propres et qui peut aboutir, comme dans l’exemple du mot oiseau évoqué par Saussure, à la disparition complète de toute relation phonétique « naturelle » entre le parlé et l’écrit.

La seule pédagogie de la lecture dans ces conditions qui n’induise pas l’élève en erreur, parce qu’elle ne ruse pas avec la vérité des rapports entre l’écrit et l’oral, c’est celle qui reconnaît la spécificité de la langue écrite, qui n’essaie pas de la faire passer pour une expression ou une représentation de la langue parlée, et qui donc l’étudie comme telle, c’est-à-dire en partant d’elle…

3/ Discussion : la syllabique et la question du sens

Le reproche adressé à la syllabique de son caractère abêtissant (elle ferait déchiffrer sans comprendre) vient toujours au premier plan de la polémique à son encontre. Ce reproche ne mérite pas une très longue discussion. Toute méthode syllabique démarre nécessairement par l’étude des voyelles : incontestablement, à ce stade, l’apprenti-lecteur est confronté à de pures abstractions, signes graphiques et sons isolés qui ne sauraient ainsi faire sens. Mais il ne s’agit là que des toutes premières leçons : dès qu’on aborde l’étude des consonnes, on entre dans le domaine de la combinatoire, et donc des syllabes, des mots, des phrases… et du sens. Sans doute le vocabulaire utilisable, quand on ne dispose que des voyelles (mais pas encore des autres graphèmes vocaliques : ou, in, etc.) et d’une ou deux consonnes, est-il particulièrement limité. Mais il est déjà suffisant, comme le montre le manuel « graphémique » Je lis, j’écris, qui propose très vite des mots et des phrases susceptibles de nourrir l’imaginaire des lecteurs et de constituer un support pour l’animation collective de la classe. La chose donc est claire : cet argument est inconsistant.

Ce qui en réalité caractérise le rapport de la syllabique à la compréhension de ce qui est lu, ce n’est pas qu’elle sépare le lire du comprendre, en différant le moment de la compréhension, c’est qu’elle suspend rigoureusement la compréhension de l’écrit à la maîtrise du code. La logique de la syllabique n’admet aucune « lecture devinette » : avec elle, l’élève n’est appelé à lire que des textes dont on lui a préalablement appris à déchiffrer les graphèmes. C’est la fluidité de son déchiffrage qui lui permet de reconnaître les mots qu’il lit et de les comprendre.

Les textes qu’on lui propose sont donc strictement soumis à la contrainte de ne comporter qu’un nombre limité de graphèmes (de moins en moins limité toutefois au fil de la progression de l’apprentissage). S’agit-il pour autant de textes pauvres ? Mais la méthode de lecture et la qualité littéraire des textes donnés à lire dont deux choses différentes. On sait d’ailleurs, notamment depuis Georges Pérec et son roman La Disparition, écrit sans e, que les contraintes de type « lipogrammatique » limitent le champ des énoncés possibles tout en stimulant, indissociablement, l’inventivité littéraire. On ne peut que souligner, à cet égard, que la diversité lexicale et l’exigence intellectuelle des textes proposés démarquent le manuel Je lis, j’écris des autres méthodes syllabiques, mais tout aussi bien des méthodes mixtes existantes.

Partir de l’écrit ne s’avère ainsi en rien contradictoire avec l’exigence d’un accès des élèves au sens, conformément au principe du « lire c’est comprendre » : tout dépend des mots et des textes qu’on leur donne à lire. Leur proposer un vocabulaire diversifié, la découverte chaque jour de mots nouveaux, des textes stimulants pour l’esprit, une iconographie de qualité, favorise qui plus est une animation de classe qui peut faire une large place, parallèlement à l’apprentissage du lire-écrire, et comme le suggère Je lis, j’écris, aux exercices oraux d’invention langagière, au dessin et à l’imaginaire esthétique des élèves, à la lecture de textes par le maître, etc.

4/ Discussion : les conséquences d’une approche « phonémique » du code

Apprendre à lire en partant du son pour identifier son équivalent graphique, c’est faire comme s’il y avait une relation « naturelle » entre l’un et l’autre, comme si la seule raison d’être du signe écrit était de transcrire le son correspondant, d’en constituer un équivalent graphique. Comme si, a contrario de ce que souligne Saussure, l’écrit était la représentation matérielle de la parole.

La « leçon de son » ne prend donc pas vraiment au sérieux la réalité du fameux « code graphophonologique ». Et cette méconnaissance n’est pas sans conséquence : car après avoir appris aux élèves que le phonème /è/ s’écrit è, comment s’y prend-on, sans les plonger dans la confusion, pour leur faire comprendre que le phonème /è/ s’écrit ê ? Et quand on passera au son /s/ de salut, il faudra leur expliquer successivement qu’il s’écrit s, puis ss, puis sc, puis ce, puis sc, puis ç, puis t ? Rappelons à cet égard qu’un phonème peut s’écrire en moyenne de quatre façons différentes. Partir des phonèmes pour enseigner le code grâce aux "leçons de sons" exige donc de l’apprenti lecteur un effort important de mémorisation et restera parfois longtemps, hélas trop souvent à jamais, source de confusion. Par contre les graphèmes n’ont, dans 94% des cas, qu’une seule prononciation possible (les autres en ayant en général deux seulement : par exemple le "ch" qui peut se lire /ch/ mais aussi /k/ comme dans "choeur") : l’effort de mémorisation et les risques de confusion sont donc bien moindres quand on apprend à lire en partant des signes écrits, les graphèmes.

La « leçon de son » a une autre conséquence, qui la rend solidaire de la méthode globale. Elle part d’un énoncé contenant le phonème étudié, mot ou phrase (par exemple les mots « chat » ou « ananas » pour le son /a/), et confronte l’apprenti lecteur à la transcription graphique de cet énoncé, et donc à la « lecture » de mots dans lesquels il ne peut reconnaître qu’une lettre, voire une syllabe. Il a pu mémoriser la forme globale du mot. Mais à défaut, et donc le plus souvent, il doit deviner le reste du mot en s’appuyant sur le contexte, l’illustration du manuel, la remémoration de l’histoire lue par l’enseignant. Or lire n’est pas deviner. Aucune approximation quant à la lettre et à la ponctuation du texte écrit ne saurait tenir lieu de lecture. Apprendre à lire en s’habituant à de telles approximations installe l’élève dans une lecture imprécise qui suscite inévitablement des difficultés de compréhension, et dans une écriture floue où le sens de ce qui est écrit est mal déterminé. C’est l’entrée normale dans la culture écrite, et ses bénéfices potentiels pour le développement de la pensée, pour le plaisir de l’activité réflexive, qui s’en trouvent compromis. Le constat qu’au sortir du primaire si les élèves de ZEP ont du mal à comprendre des textes simples c’est parce qu’ils ne prêtent pas une attention suffisante à la matérialité du texte écrit (des signes graphiques menus comme la ponctuation ou les accords de conjugaison ne faisant pas sens pour eux) est très démonstratif à cet égard.

On doit d’ailleurs noter en ce point que certaines méthodes qui partent du signe écrit, ne pratiquent donc pas les leçons de sons, et passent ainsi pour "syllabiques", restent pour autant très loin de tirer tout le profit possible de leur approche graphémique. Elles ne se préoccupent pas en effet de proposer un apprentissage des graphèmes qui soit ordonné et progressif, présentant exclusivement à l’apprenti lecteur des mots et des textes qu’il est capable de déchiffrer seul. Ces méthodes "graphémiques" comportent dès lors le même inconvénient exactement que les méthodes phonémiques, elles confrontent l’élève à des mots dont il ignore toute une partie des graphèmes, doivent donc l’encourager à deviner, et perdent ainsi le considérable bénéfice pédagogique de la progressivité que permet une véritable démarche syllabique-graphémique.

5/ Discussion : affronter la difficulté d’apprentissage ou la contourner ?

L’étude de la prononciation des graphèmes permet l’accès aux mots puis aux phrases. Or ce n’est pas là, comme on en impute parfois l’intention à la syllabique, aller du simple (la lettre) au complexe (le texte).

Considérer les lettres de l’alphabet, étudier leurs combinaisons, ne relèvent pas en effet du plus « simple », mais du plus difficile, parce que c’est le niveau le plus abstrait du langage. C’est ici en effet que se joue la première rupture avec un rapport oral au langage, dont les énonciations valaient jusqu’ici comme message, rêve ou jeu, et qui doit désormais être considéré sous l’angle exclusif de sa matérialité sonore et scripturale. Accordons-le : le b-a ba n’a pas de sens. Il est propre de fait à déconcerter le jeune lecteur qui sait très bien, avant même d’entrer dans la lecture, que « lire, c’est comprendre ». Le confronter au b-a ba le contraint à centrer son attention sur la forme, ce qui n’est effectivement pas « naturel ». L’expérience montre cependant qu’une fois accomplie cette première prise de distance avec les usages familiers de la langue, une fois que le principe en a été accepté et intériorisé, les choses deviennent beaucoup plus faciles : l’étude des syllabes à deux voyelles et/ou trois lettres, puis à quatre et cinq lettres, s’opère normalement. Mais pour que les choses se passent bien, il est essentiel que cette prise de distance, qui permet de centrer l’attention sur la forme des énoncés, soit accompagnée et encouragée. Il s’agit de transmettre à l’élève tous les moyens d’une appropriation effective de la forme, en commençant par bien expliciter la distinction entre voyelles et consonnes, le principe de leur association dans la syllabe et de l’association des syllabes dans le mot, en introduisant très vite la discontinuité des mots et les signes de la ponctuation.

L’essentiel, dans ce processus, est que l’inévitable propension du jeune lecteur à se précipiter sur le sens soit canalisée avec un minimum de fermeté. Il faut l’amener et l’habituer à prêter une attention spécifique, précise et systématique à la configuration matérielle de l’énoncé écrit. La formation d’une capacité d’objectivation des matériaux langagiers, décisive pour toute la suite de la scolarité, commence ici, et elle est à ce prix. Cet objectif suppose que toute anticipation du sens par rapport au déchiffrage du texte soit découragée. Un texte écrit se lit, il ne se devine pas. Que les signifiés n’aient aucune existence en dehors du signifiant est le propre du langage humain, ils n’en sont que l’autre face, inséparable : l’accès au sens procède du décryptage de la forme, sonore ou scripturaire. L’idée d’une lecture-devinette, où le signifié se livrerait dans l’ignorance du signifiant, est une pure chimère intellectuelle. L’admettre au principe de l’apprentissage de la lecture est particulièrement pénalisant pour les intéressés.

Non seulement donc la démarche graphémique ne recule pas devant la difficulté d’apprentissage, mais elle invite l’apprenti lecteur à commencer par le plus difficile : déchiffrer les voyelles indépendamment de tout emploi dans un énoncé (trois premières leçons de Je lis, j’écris), différencier les accentuations du e (leçon 2 : e, é, è), combiner consonnes et voyelles dans un sens et dans l’autre (li et il) pour éviter toute « dyslexie » (leçon 4), passer de la syllabe au mot et à la phrase, impliquant l’emploi de la majuscule et du point (leçon 4), déchiffrer les syllabes à trois lettres (leçon 5), etc. Ce départ est un peu ardu. Mais il a l’avantage de ne pas laisser croire à l’élève que lire est facile, tout en lui montrant (en prenant pour cela le temps qu’il faut) qu’il peut surmonter l’épreuve ; et il l’amène à se doter d’un socle solide à partir duquel la suite de l’apprentissage pourra se dérouler dans les meilleures conditions et avec beaucoup moins de peine.

On touche là, très certainement, un point crucial. Le rapport à la difficulté d’apprentissage fait ligne de clivage entre les conceptions pédagogiques. La démarche des méthodes mixtes, qui conduit à aborder l’étude du code à partir de la langue parlée, s’inspire d’un principe : tout apprentissage doit aller du plus concret au plus abstrait ; et d’un souci : tout faire pour rendre ce cheminement plus facile. La démarche à l’œuvre dans Je lis, j’écris, considère pour sa part que la confrontation ouverte à la difficulté d’apprendre est nécessaire, parce que cette difficulté est une réalité indépassable, et que les stratégies de facilitation qui cherchent à la contourner ou à la différer aboutissent d’une façon ou d’une autre à dégrader la qualité de l’apprentissage. Elle considère également que cette confrontation est possible, parce qu’en tant qu’être de langage, l’enfant de six ans dispose (en l’absence en tout cas de pathologie lourde) de capacités d’abstraction, de raisonnement logique, et de réflexivité suffisantes (7).


(1) On peut consulter à ce propos : Jean-Marc Braibant et François-Marie Gérard, « Savoir lire, une question de méthode ? », Bulletin de psychologie scolaire et d’orientation, I, 1996 ; et Roland Goigoux, « Apprendre à lire à l’école : les limites d’une approche idéo-visuelle », Psychologie française, 45-3, 2000.

(2) Cf. “Teaching Children to Read”, National Reading Panel Report, 2000 (texte aisément accessible sur internet).

(3) Rappelons simplement à ce propos qu’en Finlande, pays qui obtient les meilleurs résultats en matière de maîtrise de la langue écrite, l’apprentissage de la lecture ne commence pas avant sept ans (et il est assuré par la syllabique).

(4) Les méthodes mixtes sont dites « à départ global » si l’apprentissage commence (en règle générale dès la grande section de maternelle) par le repérage visuel et la mémorisation de listes de mots et de phrases, l’introduction du code grapho-phonologique s’opérant ultérieurement. Elles sont dites « à départ phonique » si elles démarrent par l’étude des liens entre sons et signes graphiques.

(5) On peut se reporter à la description qu’en propose R. Goigoux in le Dossier lecture de Éducation et Devenir, op. cit.

(6) Cf. Clermont Gautier et alii, Interventions pédagogiques efficaces et réussite scolaire des élèves provenant de milieux défavorisés, Université Laval, Québec, 2004, rapport de recherche disponible sur internet).

(7) On pourra se reporter, sur ce point, à Jean-Pierre Terrail, De l’oralité. Essai sur l’égalité des intelligences, La Dispute, Paris, 2009.