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La querelle des méthodes de lecture

mardi 13 octobre 2009, par Jean-Pierre Terrail

Jean-Pierre Terrail

La décision du ministre de Robien d’imposer l’usage exclusif de la méthode syllabique aux professeurs de CP, à la rentrée scolaire 2006, a fait rebondir, de belle manière, la vieille querelle des modes d’apprentissage de la lecture. Bien des partisans de la démocratisation de l’école sont intervenus dans le débat en dénonçant le caractère historiquement et politiquement réactionnaire de cette décision. Avant de discuter du fond de l’affaire, je commencerai ici par interroger la controverse elle-même, le fait qu’elle ait eu lieu et les formes qu’elle a revêtues. L’épisode en effet est intéressant à plus d’un titre.

Il a fait voler en éclats, d’abord, le supposé « consensus » établi par la conférence sur la lecture de 2003, et qui faisait alors autorité. Initiée par Claude Thélot sous l’égide du ministre Luc Ferry, cette « Conférence de consensus » s’est tenue en décembre 2003 sous la présidence de l’historien Antoine Prost, et a confirmé les orientations des programmes Lang pour l’enseignement primaire de 2002. Pour l’école élémentaire, ces derniers préconisaient un apprentissage « mixte », censé conjuguer les emprunts aux deux méthodes ennemies : la syllabique et la globale(1). Or ce principe d’un apprentissage « mixte » est précisément celui qui est mis en œuvre, chacun à sa manière, par l’immense majorité des instituteurs ; et cela est avéré dès le début des années 1990 (2). Programmes Lang et Conférence de consensus sur la lecture valident ainsi une pratique – apprendre à lire par les méthodes mixtes – déjà très solidement installée dans le paysage scolaire : diffusée dans les IUFM (3), fortement recommandée par les inspecteurs, promue par la plupart des manuels disponibles, et de fait massivement adoptée par les maîtres.

Les pédagogies nouvelles et le principe de « globalité »

Les méthodes mixtes doivent leur légitimité tant à la vogue théorique qu’aux échecs pratiques de la méthode globale « pure ». Celle-ci prône une entrée dans la lecture qui contourne l’apprentissage du « code grapho-phonologique », c’est-à-dire du système des relations entre les sons de la langue et les signes graphiques (lettres et syllabes) qui les représentent (4). L’idée pour ce faire d’apprendre à identifier non plus les lettres et les syllabes mais directement les mots eux-mêmes, saisis dans leur globalité, émerge dès le 18ème siècle. Ce n’est qu’au début du 20ème siècle, toutefois, qu’Ovide Decroly formalise suffisamment cette démarche pour la mettre en pratique, et l’inscrit dans le dispositif éthique et théorique des « pédagogies nouvelles ». Il la rend ainsi solidaire d’un ensemble de principes, dont il peut également revendiquer la paternité, et qui sont devenus des idées-forces de la modernité pédagogique : outre celui de l’élève actif sujet de ses apprentissages, qui ne lui est évidemment pas propre, celui de l’enseignement par « centres d’intérêt » (on parlerait aujourd’hui de pédagogie de projet), celui encore d’une pédagogie « différenciée » selon les aptitudes des élèves. La méthode globale aura désormais partie liée avec les doctrines de la rénovation pédagogique, qui s’épanouissent au lendemain de la première guerre mondiale.

Sa démarche paraît en effet particulièrement adaptée à l’esprit des pédagogies actives. Le mot est la plus petite unité de sens. L’identifier quand on le voit écrit, c’est savoir à la fois comment il se prononce et ce qu’il veut dire. Un apprentissage de la lecture fondé sur la reconnaissance visuelle du mot offre ainsi aux élèves la possibilité d’associer systématiquement déchiffrage et compréhension de l’écrit. Or si l’on peut prêter un désir à l’enfant de six ans, c’est bien celui de comprendre ce qu’il lit : la méthode globale fait ainsi appel à l’intérêt et à l’investissement autonome de l’élève, à l’opposé de l’attitude passive qu’implique l’ânonnement d’un b. a. ba dépourvu de signification. On touche là au cœur de la querelle des méthodes : aujourd’hui encore, pour les partisans de la globale, le défaut le plus rédhibitoire de la syllabique est qu’elle dissocie le son du sens, et réduit dès lors la lecture à une simple technique de décryptage des sons qui correspondent aux lettres lues. Rappelant que « lire, c’est comprendre », ils n’ont de cesse de souligner que l’apprenti lecteur ne saurait accéder d’emblée à la signification de l’écrit que si on l’invite et qu’on l’entraîne à reconnaître la forme globale des mots.

Aborder le mot écrit dans sa globalité paraît en même temps beaucoup plus conforme au caractère syncrétique de la perception humaine. Ainsi Célestin Freinet, cette autre grande figure de l’innovation pédagogique, défend la globale pour son caractère « naturel » : « La première vision de l’individu est toute globale et syncrétique. L’enfant entend un pas, voit une ombre : « Maman ! » (…) L’enfant ne part jamais de l’élément apparemment simple. Ce n’est pas avec un p et un a qu’il monte papa, mais avec le cri qu’un mouvement naturel des lèvres et les mâchoires a modelé (…) : papa ! » (5).

L’adoption historique des méthodes « mixtes »

Si le « principe de globalité » a conquis les pédagogues, l’usage de la méthode globale restera cependant longtemps marginal, les instructions officielles de 1923, qui recommandent l’emploi de la syllabique, continuant de faire référence pour l’enseignement primaire jusqu’au tournant des années 1960/70. C’est la montée en puissance des pédagogies nouvelles qui va alors ouvrir la voie d’une reconnaissance de masse et d’un essor de sa pratique. L’ère du changement est ouverte par les nouvelles instructions de 1972. Celles-ci insistent sur la dimension visuelle d’une lecture qui doit désormais se faire en silence, et mettre l’accent sur la compréhension (6) ; et en étendent l’apprentissage initial de la maternelle au CE1, chaque élève devant pouvoir l’acquérir à son rythme.

Les deux décennies suivantes sont marquées par une régression généralisée de l’emploi de la syllabique. La mobilisation des experts dans les années 1970 permet la mise au point de nouvelles méthodes d’apprentissage et de nouveaux manuels, qui font tous une place plus ou moins importante aux principes de la méthode globale, certains allant jusqu’à bannir tout apprentissage du code grapho-phonologique (7). Il ne semble pas cependant que le recours à des démarches purement globales soit jamais devenu dominant.

Celles-ci se heurtent en effet à une sorte d’impossibilité pratique. Il n’est guère envisageable d’obtenir des élèves qu’ils mémorisent la graphie d’un nombre de mots suffisant pour assurer une capacité de lecture minimale (a fortiori s’il s’agit de mémoriser celle des 20 à 30 000 mots correspondant à un usage relativement cultivé du français). Toute démarche globale doit donc combiner la mémorisation du plus grand nombre possible de mots et les procédures de ce qu’il est convenu d’appeler la « lecture-devinette », c’est-à-dire l’identification des mots non reconnus en s’appuyant sur le contexte de la phrase, et le cas échéant sur la connaissance acquise d’une partie du mot concerné (par exemple deviner beauté quand on reconnaît beau). Il s’est toutefois rapidement avéré à l’expérience, comme chaque fois que celle-ci a été tentée, que même en combinant ainsi mémorisation de mots voire de phrases entières, et lecture-devinette, les résultats étaient très peu concluants, pour ne pas dire plutôt catastrophiques, au point que les imputations à la globale d’une extension jugée rapide des « dyslexies » et autres « dysorthographies » n’ont pas tardé à se multiplier.

C’est ce qui explique que l’usage de méthodes mixtes, conjuguant chacune à sa manière les principes de la globale (identification visuelle du mot écrit et lecture-devinette) et l’apprentissage du code grapho-phonologique, se soit largement imposé dès le début des années 1990 : soit qu’il ait directement remplacé l’emploi de la syllabique, sans passer par la globale pure ; soit que les difficultés rencontrées avec cette dernière aient conduit à réinjecter dans le processus d’apprentissage un moment de travail sur le code. Les indications ministérielles iront désormais en ce sens, alertant les enseignants sur les risques pris à faire l’impasse sur l’apprentissage du code, jusqu’aux programmes Lang de 2002 et à la conférence de consensus de l’année suivante, qui recommandent très explicitement de conjuguer les avantages des deux méthodes.

Malgré l’hégémonie ainsi établie des méthodes mixtes, les participants à cette conférence de 2003 n’étaient pas tous assurés de leur pertinence, certains penchant plutôt pour un retour à la syllabique. Mais tous avaient pensé tirer bénéfice du texte finalement adopté. Les partisans de la syllabique parce qu’on y insistait sur l’importance de l’apprentissage du « décodage grapho-phonologique » et sur les dangers de la méthode globale. Ceux des méthodes « mixtes » parce qu’on y soulignait les avantages de combiner le décodage et la compréhension, en rappelant que lire, c’est comprendre. Les uns et les autres, enfin, parce qu’on y concluait, à l’instar des programmes Lang publiés l’année précédente, qu’au bout du compte c’est à chaque maître de choisir la voie qui lui paraît la plus efficace. Avec le recul, il paraît clair que cette conférence a eu pour effet essentiel de conforter l’ordre lectoral existant. Elle n’a pu qu’encourager les maîtres, dans leur masse, à persister dans la pratique des méthodes mixtes qui leur sont imposées et qu’ils ont adopté depuis plus de vingt ans. Et elle a mis une sourdine à la polémique, même si elle n’a rien résolu sur le fond.

A l’inverse la prise de parti du ministre de Robien, deux ans après, a embrasé le débat, immédiatement alimenté par les analyses souvent tranchées des chercheurs et des experts, les prises de position tout aussi radicales des syndicats enseignants et des mouvements pédagogiques. L’écho de la polémique dans les médias et dans la population ne saurait étonner : qui peut aujourd’hui prétendre à un parcours scolaire et à une vie sociale satisfaisante s’il n’est entré correctement dans le lire-écrire ? Quant à la vivacité du ton, a priori surprenante si l’on n’a affaire qu’à un problème de technique pédagogique, on peut y voir au moins trois raisons.

Le politique et le pédagogique

Cette vivacité tient d’abord au caractère exceptionnel de la situation ainsi créée, qui voit entrer en conflit ouvert les deux pôles où s’élaborent les politiques scolaires, le politique proprement dit, qui fixe les grands objectifs et décide en dernière instance des moyens, et le pédagogique, qui prépare les réformes et traduit les objectifs adoptés en dispositifs pratiques de scolarisation.

La concurrence des légitimités

L’historiographie du système éducatif s’attache habituellement à reconstituer les controverses idéologiques, les luttes politiques, les dynamiques institutionnelles qui sont au principe des grandes réformes. L’attention est centrée sur l’instance proprement politique d’élaboration des politiques scolaires, et sur ses principaux protagonistes (médias, partis, parlement, gouvernement, ministère, recteurs, chefs d’établissements). On doit toutefois observer que cette instance n’intervient qu’à un seul niveau des politiques éducatives, celui de la définition des structures de la scolarisation (règles de recrutement, définition des parcours) et des grandes lignes des contenus (s’agissant par exemple en 1902 de la mise en place de filières sans latin dans les lycées). L’instance politique donc ne suffit pas à mettre en place l’ensemble des dispositifs de scolarisation assurant la mise en œuvre effective des réformes. Il y faut encore l’intervention de l’expertise pédagogique, qui précise, développe, organise les contenus d’enseignement, et détermine les différents outils de gestion des pratiques d’enseignement : consignes pédagogiques, rédaction des manuels, formation des enseignants, etc.

Cette seconde instance d’élaboration des politiques scolaires regroupe différentes sortes d’experts. Les inspecteurs généraux de l’éducation nationale y ont longtemps joué un rôle essentiel, assistés de quelques enseignants (responsables de sociétés d’agrégés pour le secondaire, professeurs d’école normale pour le primaire, représentants syndicaux). Le cercle des experts intervenant directement ou aux marges de la décision s’est considérablement élargi à partir des années 1960/70, incluant désormais nombre de spécialistes en sciences humaines, pédagogues et didacticiens de l’INRP (Institut national de la recherche pédagogique), des départements universitaires de sciences de l’éducation, et des IUFM.

La « noosphère » pédagogique ainsi constituée a vocation naturelle à collaborer avec les responsables politiques (cette collaboration n’étant évidemment pas exclusive de tensions diverses). Elle a notamment joué depuis les années 1960 un rôle tout à fait essentiel dans la rénovation pédagogique de l’éducation nationale, organisant la montée en puissance de ce que B. Bernstein appelait les « pédagogies invisibles » (8).

C’est essentiellement entre ces deux instances, le politique et le pédagogique, dont chacune joue sa légitimité, que va se dérouler la polémique déclenchée par la décision de Gilles de Robien : le gros de la noosphère pédagogique, experts, formateurs IUFM, syndicats enseignants refusant tout net le rétablissement de la syllabique et appelant les enseignants à ne pas appliquer la mesure ministérielle. On ne voit pas d’autre exemple d’un tel conflit depuis que l’État a placé, avec la loi Guizot de 1833, l’éducation des jeunes générations sous sa responsabilité.

Une opposition éthique

Dans la circonstance présente l’affrontement sur les techniques d’apprentissage revêt qui plus est toutes les apparences d’un conflit gauche/droite. Il oppose d’un côté une gauche éthique et pédagogique qui dès les années 1960 a été associée aux réformes de l’enseignement du français. Ainsi la commission Rouchette, mise en place en 1963, et comprenant inspecteurs généraux, professeurs d’Ecoles normales, maîtres d’application, représentants du Syndicat National des Instituteurs (le SNI, alors largement hégémonique dans la profession), adoptera en 1966, de façon très consensuelle, un « Projet d’instructions » qui puise son inspiration à la fois du côté des préceptes pédagogiques de Célestin Freinet et de la grammaire structurale. Cette commission, dont les membres apparaissent ainsi majoritairement favorables aux idées de la rénovation pédagogique, est bien oubliée aujourd’hui du grand public. Elle n’en a pas moins joué un rôle d’importance historique. Le projet qu’elle adoptera, et dont les orientations seront soutenues par la gauche politique et syndicale, préfigure les instructions officielles de 1972 (même si celles-ci en diffèrent sur plusieurs points). Or ces instructions de 1972 rompent, on l’a vu, avec celles de 1923 en vigueur jusque-là, introduisant du même coup le modernisme pédagogique dans un enseignement primaire qui en sera transformé très profondément. Les experts qui se mobilisent dans les années 1970/80 pour concevoir de nouveaux apprentissages de la lecture et rédiger de nouveaux manuels se réclament de cette même gauche éthique et pédagogique, et ils participeront, aux côtés des représentants les plus jeunes de cette mouvance, à l’élaboration des programmes Lang de 2002, ainsi qu’au consensus de 2003.

En face le ministre d’un gouvernement particulièrement marqué à droite, que l’on peut aisément soupçonner de réhabiliter pour des raisons politiciennes les procédures pédagogiques surannées et autoritaires de la Troisième République, la syllabique pouvant paraître quasiment l’homologue, au plan des méthodes d’apprentissage, de l’introduction de la police dans les établissements scolaires au plan du contrôle disciplinaire des élèves.

Le tableau ne se réduit pas, certes, à ce face à face entre le ministre d’un côté, les experts et les syndicats enseignants de l’autre. Il existe des enseignants et des experts qui ne partagent pas l’ire du milieu pédagogique à l’encontre de la syllabique (9), sans éprouver nécessairement d’affinités à l’égard des positions politiques du ministre. Mais ils sont apparus minoritaires et beaucoup moins implantés dans les IUFM et les forces syndicales et politiques de gauche.

La concurrence des légitimités se double ainsi d’une opposition éthique. Et le conflit est d’autant plus acharné qu’il porte sur l’étape la plus décisive du parcours scolaire. Apprendre à lire, c’est entrer dans la culture écrite, c’est en quelque sorte le moment où l’enfant confirme, dans une société où l’usage de l’écrit est si prégnant, son inscription dans le langage. La charge symbolique de ces premiers pas est particulièrement forte. On comprend en ce sens que les protagonistes du débat puissent avoir le sentiment que tout se joue dans l’apprentissage de la lecture : non seulement la réussite scolaire (une bonne entrée dans le lire-écrire assurant la suite du parcours), mais aussi l’antagonisme des choix pédagogiques, la méthode syllabique résumant pour les uns les péchés des pédagogies traditionnelles, et pour le ministre sans doute leurs vertus.

La défense des méthodes mixtes permet de convoquer, dans ces conditions, tous les thèmes classiques de la valorisation des pédagogies nouvelles, en opposant une pédagogie de l’intelligence et de la liberté, qui place l’élève dans une posture de « chercheur », au « dressage » assuré par les pédagogies traditionnelles. Ainsi l’appel lancé en janvier 2006 par trois mouvements voués à la promotion des pédagogies nouvelles (l’AFL, le GFEN, l’ICEM)(10), assurant que la méthode syllabique vise « l’assujettissement de la jeunesse », estime que la décision du ministre s’inscrit « dans la propagation d’une idéologie politique écrasant tout espoir d’émancipation possible par l’éducation », et poursuit : « Des méthodes où l’enfant est chercheur à celle où l’enfant est dressé, le choix idéologique [du ministre] est limpide : lui refuser dès le plus jeune âge de penser, lui ôter le désir de questionner, de comprendre, de connaître, lui imposer une obéissance passive en l’enfermant dans des exercices répétitifs et mimétiques… Au-delà de l’apprentissage de la lecture, c’est bien la volonté d’agir sur les capacités réflexives et complexes de la compréhension du monde de toute une jeunesse » (11).

A l’argument d’autorité avancé par le ministre à l’Assemblée pour justifier la syllabique (« Les spécialistes des neurosciences expliquent que le cerveau est ainsi fait que c’est avec la syllabique qu’il faut apprendre à lire ») répondent ici l’emphase du propos et son caractère assertif tout aussi peu argumenté. On est loin d’un débat sérieux sur les façons les plus efficaces d’apprendre à lire. Ce qui se donne à voir est plutôt une lutte de pouvoir, un ministre qui joue sa crédibilité politique s’affrontant à un groupe d’experts dont, au-delà même des convictions éthiques, toute la carrière et la crédibilité professionnelles se trouvent prises à revers.

Les performances du système éducatif

Conflit des légitimités, opposition éthico-pédagogique : l’acuité des affrontements tient encore, en troisième lieu, aux performances de notre système scolaire aujourd’hui.

Le million et demi de participants aux 26 000 assemblées du « Débat national sur l’avenir de l’école » lancé à l’automne 2003 ont rappelé avec force que la transmission des savoirs est la raison d’être de l’école, et que la situation actuelle n’est pas satisfaisante à cet égard. Ils ont souligné en particulier que l’école « doit d’abord s’assurer de la maîtrise des savoirs – notamment les fondamentaux – par les élèves » (12). La décision du ministre de Robien de franchir le pas que ses prédécesseurs n’avaient vraisemblablement pas osé franchir n’est sans doute pas étrangère à ce résultat, qui vient confirmer ce que l’on sait de multiples sources : l’inquiétude des familles concernant la réussite scolaire est devenue une véritable obsession dans tous les milieux sociaux.

Face aux critiques concernant l’insuffisante efficacité des pédagogies actuelles, les adversaires du ministre jouent, d’un texte à l’autre, de trois registres. Dans le cas le plus fréquent, ils ignorent la question, préférant stigmatiser le caractère abêtissant de la syllabique et plaider la supériorité de principe des méthodes mixtes qui, loin de réduire la lecture à une simple technique de décryptage, mettraient l’accent sur la signification de ce qui est lu. Seules pertinentes, puisque lire, c’est comprendre, ces méthodes contribueraient en outre au développement de l’intelligence de l’enfant. Il est cependant un peu difficile de s’en tenir à ce premier registre : que vaudrait une méthode d’apprentissage qui, pour séduisante qu’elle soit en théorie, ne manifeste guère son efficacité dans la pratique ?

Aussi la valorisation des méthodes mixtes s’accompagne-t-elle souvent, second registre, d’une comparaison historique : même si l’échec scolaire n’a pas disparu, c’était bien pire avant, du temps de la syllabique (13). Le niveau de scolarisation des jeunes générations s’est considérablement élevé depuis un demi-siècle, dans la période précisément où les méthodes mixtes sont venues remplacer la syllabique. Ainsi l’appel AFL/GFEN/ICEM souligne que la syllabique n’a « jamais permis à 50% des enfants d’obtenir le Certificat d’études. Aujourd’hui, plus de 60% d’une classe d’âge obtient le baccalauréat. Ce n’est pas un hasard. Poursuivons ensemble ! ».

Comparaison ferait-elle ici raison ? On peut en douter. L’argument appelle trois types d’observations.

En premier lieu les possibilités d’une réelle comparaison sont limitées. Seules en effet ont été archivées des copies d’élèves qui ont été présentés au certificat d’études primaires, soit un peu plus d’un sur deux à la fin des années 1930 (14). On ne dispose d’aucun instrument d’évaluation des performances de la deuxième moitié des élèves, ceux dont la valeur scolaire à la sortie du primaire est la plus médiocre. L’école de la Troisième République fabriquait-elle plus ou moins d’élèves peu ou mal lettrés qu’aujourd’hui ? La question reste pour le moment sans réponse empiriquement étayée.

En second lieu toute comparaison ne vaut que « toutes choses égales par ailleurs ». Or un élément de contexte essentiel a radicalement changé depuis l’avant-guerre et l’immédiat après-guerre : les attentes des familles à l’égard de l’institution scolaire. Le rapport des milieux populaires à l’école a été véritablement bouleversé depuis les années 1960 : si 15% des parents d’élèves ouvriers visaient un bac pour leur enfant en 1963, cette proportion passe à 60% dès le début des années 1970 et à 80% aujourd’hui. La demande de réussite scolaire s’est généralisée, la mobilisation aussi, et la frustration est forte, concernant particulièrement l’apprentissage du lire-écrire-compter en primaire. C’est à cette demande-ci, et non à celle des années 1960, a fortiori d’avant-guerre, quand la gendarmerie donnait encore ici et là la chasse aux enfants envoyés aux champs plutôt qu’à l’école, que l’efficacité de notre système scolaire doit être mesurée.

Troisième observation : le niveau monte, certes. Pour les enfants d’ouvriers qui décrochent un BTS (brevet de technicien supérieur) ou même un bac pro là où leur père avait un CAP (certificat d’aptitude professionnelle) et leur grand-père aucun diplôme, la chose est assez claire, et elle l’est par conséquent, en moyenne, pour l’ensemble des jeunes générations. C’est là une réalité qui ne souffre pas la contestation, et qui ne saurait être ignorée : l’allongement massif des scolarités et la « hausse du niveau » ont été un moteur décisif des transformations de la société française à partir des années 1960.

Mais cette progression est inégale, ne concernant pas à l’identique tous les registres de la culture écrite (15). Elle est fragile et contradictoire, et cela pour une raison essentielle : l’amélioration des formations n’a d’évidence pas été à la mesure de l’allongement des parcours. Arrêtons-nous un instant sur ce point.

Montée du « niveau »… et stagnation de la formation

L’allongement des parcours s’est effectué en deux périodes historiques relativement circonscrites. La première « explosion scolaire », pour reprendre les termes consacrés, s’est opérée de la fin des années 1950 à 1973 : elle permis la généralisation de l’accès au collège. La seconde dure exactement dix ans (1985/1994) : elle est déclenchée par l’annonce de l’objectif que 80% des élèves parviennent au niveau du bac, et aboutit à la « massification » du lycée et des premiers cycles universitaires.

Le premier essor massif des scolarités s’est réalisé, dans les années 1960, sur une base à peu près inchangée : dans l’enseignement élémentaire les instructions officielles de 1923 font toujours référence, la modernisation des dispositifs d’apprentissage n’a pas encore eu lieu. Les élèves entrent désormais au collège, ils vont plus loin dans leurs études, mais à partir d’une même formation élémentaire.

La seconde explosion scolaire (1985/1994) s’est déroulée, elle, dans un contexte profondément marqué par la rénovation pédagogique qui s’installe dans les années 1970/1980. Cette rénovation a-t-elle permis, comme le soutiennent ses partisans, une amélioration sensible de la formation des jeunes élèves, amélioration susceptible de soutenir l’allongement des parcours ? Il ne semble pas que ce soit vraiment le cas.

Nous avons en effet la chance de disposer d’une série d’enquêtes répétées du service d’études du ministère de l’Éducation nationale, la DEPP, qui mesurent, sur un échantillon comprenant à chaque fois plusieurs milliers d’élèves de CM2, l’évolution depuis le milieu des années 1980 des performances en matière de lecture, écriture, et calcul. Ces enquêtes ont eu lieu en 1987, 1997, 1999 et 2007. Les résultats sont frappants : les acquis scolaires en fin d’école primaire stagnent entre 1987 et 1997, dans la décennie précisément où s’opère la massification des effectifs lycéens et étudiants ; et ils régressent assez significativement dans les dix années qui suivent, particulièrement dans les milieux populaires (16).

Autant dire que la prolongation des parcours depuis 20 ans s’est accomplie sans amélioration des apprentissages élémentaires, à partir donc d’acquis de base inchangés. C’est une massification purement volontariste, obtenue en prolongeant les parcours d’élèves qui auraient antérieurement abandonné leurs études, volontairement ou en raison de résultats insuffisants. Elle a conduit à peupler les étages supérieurs du système éducatif d’élèves qui y survivent avec beaucoup de difficultés, en raison essentiellement des limites de leurs acquisitions cognitives de base, celles qui auraient dû être réalisées à l’école élémentaire. Ce processus est au cœur de ce qui fait crise aujourd’hui dans l’école, des entrées illettrées au collège à la nécessité d’ateliers d’écriture à l’entrée de l’université, de la souffrance des élèves à celle de leurs maîtres, qui protestent contre la « baisse du niveau » et imputent au collège unique, qui n’en peut mais, la responsabilité de la situation.

A cet égard on ne saurait réduire les problèmes que doit affronter l’école aujourd’hui aux quelque 10% d’élèves « en grande difficulté ». Ce serait occulter la réalité que signale une autre étude de la DEP, sur les évaluations en français à l’entrée en 6ème : seuls 30% des entrants ont une maîtrise de la langue écrite correspondant aux objectifs assignés par le ministère à notre enseignement primaire ; à l’autre pôle, 15% n’ont pas les compétences requises pour suivre une scolarité secondaire ; et parmi les 55% restants, un élève sur deux dispose de compétences qui sont loin de lui assurer une scolarité normale au collège (17).

Or la force prédictive des apprentissages élémentaires est telle qu’à partir du collège une grande part de la fameuse corrélation entre l’origine sociale et les performances scolaires a disparu : celles-ci dépendent de plus en plus exclusivement de la qualité des acquisitions antérieures. Ainsi un enfant d’ouvrier et un enfant de cadre qui appartiennent l’un et l’autre au quart des élèves les plus médiocres parmi les entrants en 6ème connaîtront des parcours ultérieurs très semblables. Et il y a également très peu de différences entre les parcours dans le secondaire d’un enfant d’ouvrier et d’un enfant de cadre qui figurent l’un et l’autre dans le quart des meilleurs élèves à l’entrée en 6ème. Pour l’essentiel si l’on préfère les résultats obtenus à la fin du primaire préfigurent les futures sorties du système : les 30% de meilleurs élèves obtiendront un bac général à l’âge normal ; les 15% les plus en difficulté, à l’autre pôle, fourniront les sorties sans diplôme ; dans l’entre-deux, la moitié des meilleurs pourra décrocher un bac professionnel, technologique ou un bac général obtenu avec retard ; l’autre moitié se contentant des filières professionnelles et des premiers niveaux de diplôme.

Voilà qui éclaire – et justifie – les préoccupations massives des parents concernant les apprentissages du lire-écrire-compter, notamment celui de la lecture, et le succès spectaculaire de la méthode Boscher (syllabique) chez les parents des classes moyennes. Il est possible, comme ses adversaires le lui ont reproché, que le ministre ait surtout voulu flatter ces derniers. Mais pourquoi chez eux ce recours à un manuel désuet datant du début du 20ème siècle (1906 !), et déconseillé par tant d’instituteurs : par quelque snobisme, ou en raison des défaillances des apprentissages menés à l’école ?

Il apparaît bien hasardeux, au bout du compte, de prétendre légitimer quelque méthode d’apprentissage que ce soit par l’essor des scolarités intervenu à partir des années 1960. Il serait plus crédible, sans doute, d’inverser le raisonnement, en se demandant ce que la fragilité de ces progrès doit à l’insuffisance des méthodes mises en place pour les assurer… Les seules comparaisons qui vaillent doivent porter sur l’emploi aujourd’hui, dans des conditions comparables, des méthodes concurrentes.

On ne dira qu’un mot de la troisième façon pour leurs partisans de traiter de la question de l’efficacité des pédagogies actuelles. Elle consiste à contester que le problème posé par l’échec scolaire aujourd’hui soit « essentiellement pédagogique » et puisse être imputé aux méthodes d’apprentissage utilisées, en arguant de ce que les mauvais lecteurs viennent des familles les plus défavorisées (18). Cet argument-ci n’appelle pas une longue discussion. Il n’est pas plus convaincant que le précédent, et lui aussi est à double tranchant. Car précisément ce qui mesure l’efficacité d’une pédagogie ou d’une pratique enseignante, c’est leur capacité à assurer la réussite des élèves qui puisent dans l’école, et non dans la famille, les ressources essentielles de leurs apprentissages, comme c’est le cas de ces « mauvais lecteurs ». Comment une pédagogie impuissante auprès de ceux qui ont le plus besoin d’elle pourrait-elle convaincre de son efficacité ?


(1) Ministère de l’Education nationale, Qu’apprend-on à l’école élémentaire ? , CNDP, Paris, 2002.

(2) Comme le montre l’enquête d’Eliane Fijalkow et Jacques Fijalkow, « Enseigner à lire-écrire au CP : état des lieux », Revue française de pédagogie, n°107, 1994 ; cf. également Eliane Fijalkow, L’enseignement de la lecture-écriture au cours préparatoire. Entre innovation et tradition, L’Harmattan, Paris, 2003.

(3) Instituts universitaires de formation des maîtres, créés au début des années 1990.

(4) On peut enseigner ce code soit en partant des signes écrits, comme dans la méthode syllabique (comment se prononce a, b, et ba ?) ; soit en partant des sons de la langue (quel est le signe graphique qui transcrit le son a ?), comme dans les méthodes mixtes.

(5) Célestin Freinet, « La méthode globale, cette galeuse », L’éducateur, n° 19, 1959.

(6) Les instructions officielles de 1985 mettront résolument ce souci de la compréhension au tout premier plan, en officialisant le fameux « Lire, c’est comprendre ».

(7) On pourra notamment consulter les ouvrages particulièrement représentatifs de cette période d’Evelyne Charmeux, Lire à l’école, CEDIC, Paris, 1975 ; et de Jean Foucambert, La Manière d’être lecteur, Sermap-OCDL, Paris, 1976.

(8) Basil Bernstein, « Classes et pédagogies : visibles et invisibles », in Jérôme Deauvieau et Jean-Pierre Terrail, Les Sociologues, l’école et la transmission des savoirs. Présentation et choix de textes, La Dispute, Paris, 2007.

(9) Cf. par exemple « Un point de vue scientifique sur l’enseignement de la langue », texte signé par 18 chercheurs in Le Monde de l’éducation de mars 2006.

(10) L’AFL, Association française pour la lecture fondée par Jean Foucambert, promoteur dans les années 1970 de la méthode idéovisuelle bannissant l’apprentissage du décodage ; le GFEN, Groupe français d’éducation nouvelle fondé par Paul Langevin et Henri Wallon au lendemain de la guerre ; l’ICEM, Institut coopératif de l’école moderne, diffuse les préceptes éducatifs de Célestin Freinet.

(11) Cf. le « dossier lecture » de la revue Éducation et devenir (http://education.devenir.free.fr/Lecture.htm#adresse).

(12) Cette exigence d’une meilleure efficacité cognitive du système éducatif venait en tête des préoccupations exprimées par les participants et Claude Thélot, qui en a présenté le bilan en avril 2004, s’en est déclaré le premier surpris.

(13) Par exemple : Jacques Bernardin, « Lecture : le discours de la méthode », Le Café pédagogique, n°68, 2005 ; Pierre Boutan, « Interdire la méthode globale : ridicule », L’Humanité, 6/1/06.

(14) C’est à partir de telles archives qu’a été menée l’étude comparative publiée par la DEPP/MEN en 1996, cf. « Les connaissances en français et en calcul des élèves des années 20 et d’aujourd’hui », Les Dossiers d’Education et Formations, n°62.

(15) Cf. Roger Establet, Le niveau monte : une vision à affiner, www.ordp.vsnet.ch/fr/resonance/2003/octobre/establet.htm

(16) Cf. Thierry Rocher, « Lire-Écrire-Compter : les performances des élèves de CM2 à 20 ans d’intervalle 1987-2007 », Note d’information 08-38, Ministère de l’éducation nationale, 2008.

(17) Note d’évaluation n° 04.10, Ministère de l’éducation nationale.

(18)Proposé par la pétition “Sauver la lecture”, ce thème se retrouve chez différents auteurs, par exemple sous la plume de J. Bernardin, art. cit.