Accueil > Apprendre à lire > Prévenir l’échec scolaire dès la maternelle ?

Prévenir l’échec scolaire dès la maternelle ?

lundi 17 septembre 2012, par Jean-Pierre Terrail

Une préscolarisation à plusieurs visages

Repérage des handicaps et systématisation des évaluations ; développement des habiletés langagières et manuelles jugées nécessaires à l’entrée dans le lire-écrire ; multiplication des exercices sur fiches en ateliers visant un entraînement cognitif à dimension de plus en plus réflexive ; introduction d’activités proprement scolaires d’ordre lectural et scripturaire… Toutes ces évolutions des trois ou quatre dernières décennies ont marqué le souci de mobiliser la maternelle au service de la lutte contre l’échec scolaire [1].

La logique de la compétition scolaire, du même coup, s’est glissée par la porte entrebâillée. Certes, point ici de la notation qui lui donne toute son opérativité dans les étages supérieurs du système éducatif. Mais la relative mise en continuité maternelle/élémentaire, via la restructuration des cycles, l’introduction des évaluations, et la scolarisation des contenus, n’en a pas moins des retombées connexes non négligeables. Les enfants se forgent précocement une identité d’élève « bon » ou moins bon, et commencent à intérioriser l’idée que l’école est un champ d’épreuves où l’important, autant que d’apprendre, est de faire aussi bien ou mieux que ses pairs. Le processus se joue en miroir avec les enseignants, qui eux aussi distinguent très tôt les « bons » élèves et les élèves-en-difficulté, et assignent aux intéressés, notamment lors de la passation des consignes GS/CP, le destin scolaire qui va avec. Avant même l’entrée dans la culture écrite la valeur scolaire des élèves apparaît ainsi relativement déterminée.

Les limites de l’entreprise

Il y a bien sûr toutes les raisons de penser que la richesse des activités menées à la maternelle développe des ressources de tous ordres qui aideront les enfants à affronter la vie qui les attend. Les enquêtes disponibles montrent cependant que l’impact de ces activités sur les inégalités scolaires reste très limité, alors qu’on aurait pu présumer qu’elles contribueraient à les réduire en mettant tous les enfants au contact de richesses culturelles qui seraient restées sans cela l’apanage des milieux les plus favorisés. Ce constat peut s’éclairer de plusieurs façons.

C’est au CP que ça se passe

D’une part ce qui détermine toute la suite de la scolarité, c’est l’entrée proprement dite dans la culture écrite, et particulièrement les apprentissages du maniement des signes graphiques qui s’opèrent pendant l’année du CP. Or la réussite de ces derniers se joue… au moment où ils s’effectuent, et dépend de la façon dont ils sont conçus, organisés, conduits. Tous les enfants entrés normalement dans le langage peuvent en surmonter les difficultés, y compris lorsqu’il s’agit de primo arrivants aux parents analphabètes, qui ne disposent ni des acquis de la maternelle, ni de l’aide familiale. On ne rappellera jamais assez, à cet égard, l’importance des ressources mentales dont disposent les jeunes enfants dès lors qu’ils sont entrés normalement dans le langage oral : on sait ainsi qu’ils peuvent apprendre trois langues en même temps, sans que cela ralentisse leur rythme d’acquisition…

D’un côté donc la maternelle peut être un atout précieux mais dont il n’est pas impossible de se passer, à condition d’apprentissages élémentaires bien conduits. A l’inverse, d’autre part, une scolarisation activement menée à la maternelle ne suffit pas par elle-même à surmonter les difficultés d’apprentissages élémentaires insuffisamment efficaces. Les 25 années écoulées depuis l’accent mis sur les apprentissages linguistiques à la maternelle à partir de la circulaire de 1986 le montrent avec un certain éclat : le degré de maîtrise de la langue écrite au sortir du primaire stagne de 1987 à 1997, et décroît de 1997 à 2007…

C’est l’écrit qui conforte l’oral

De fait, il ne faut pas renverser l’ordre des choses : si l’aisance acquise dans le maniement de la langue orale, sa « correction syntaxique », la diversité du vocabulaire connu, la prise de conscience de la structuration syllabique des mots, le travail sur les rimes et les assonances, etc., ne peuvent que faciliter l’entrée dans le lire-écrire, c’est bien la confrontation à la langue écrite, à ses contraintes, à l’infinité de ses ressources, à la puissance de pensée réfléchie qu’elle confère, qui vont permettre à tous ses bénéficiaires de transformer et d’enrichir considérablement leurs usages oraux de la langue. La conviction qu’un bon développement des capacités de verbalisation favorise l’appropriation de la langue écrite n’est certes pas dénuée de fondements ; mais elle ne doit pas faire oublier que c’est pour beaucoup, en retour, la familiarité avec la langue écrite qui constitue le ressort fondamental d’une maîtrise élaborée de l’oral, en raison de la richesse lexicale et de la précision syntaxique propres à l’écrit. Faut-il souligner, à cet égard, que l’aisance orale et les capacités d’explicitation verbale dont témoignent les membres des classes supérieures (et qu’ils transmettent à leurs enfants) doivent l’essentiel à une fréquentation assidue de la langue écrite, qui s’entretient dans les activités professionnelles et de loisir du quotidien ?

Tout laisse donc bien à penser, en fin de compte, que l’évitement de l’échec scolaire est bien davantage le problème du CP, où se joue l’entrée dans le lire-écrire, que celui de sa préparation en maternelle.

Scolarisation de la maternelle et mise en concurrence des élèves

Les observations de classe faites en maternelle, par ailleurs, ont montré que l’introduction de contenus anticipant l’entrée dans la culture écrite (appréhension de notions abstraites, exercices exigeant une distanciation réfléchie par rapport à la tâche) s’était accompagnée des mêmes procédures pédagogiques qui, à l’école élémentaire et après, visent à faciliter les apprentissages aux enfants du peuple pour éviter de les mettre en difficulté. Or ces procédures (il s’agit pour l’essentiel de « détours pédagogiques » supposés « concrets » et ludiques visant à mobiliser les élèves et à favoriser en fin de compte leur accès à l’abstraction des savoirs à transmettre) contribuent en fait à limiter l’efficacité de l’enseignement et à maintenir ou à creuser les différences sociales [2].

Invités en moyenne section à découper, colorier, coller pour approcher « en douceur » la notion de longueur, les élèves-en-difficulté en restent aux tâches manuelles sans percevoir l’enjeu cognitif de l’activité [3]. Ils ont plus de mal dans d’autres tâches à adopter la posture réfléchie qu’on leur demande en GS, se mettent les derniers au travail dans les ateliers en observant d’abord ce que font les « bons » élèves, interviennent peu dans les regroupements. Et plus leurs difficultés se manifestent, plus les enseignants sont portés à les consolider en différenciant leur enseignement, en réservant les questions les plus ouvertes et les aspects les plus réflexifs des tâches proposées aux élèves repérés comme capables de s’en tirer [4].

On voit ainsi combien la scolarisation de la maternelle dans les dernières décennies n’a pas changé seulement les contenus. Le changement des contenus s’est accompagné de ce qui jusque-là était réservé aux étages supérieurs de la scolarisation, et qui s’est réalisé ici en l’absence même de toute pratique de notation : une mise en concurrence et une hiérarchisation des élèves, qui ne peuvent à cet âge qu’avoir des effets plus redoutables encore.

Conclusion

En apprenant à l’enfant à vivre et collaborer avec ses pairs tout en développant ses capacités d’action autonome, en élargissant ses ressources linguistiques, intellectuelles, culturelles, en l’aidant à affirmer ses habiletés corporelles, manuelles et artistiques, la fréquentation de l’école enfantine ne peut que bénéficier à la réussite de ses entreprises ultérieures, au premier chef à sa réussite scolaire.

Nul besoin pour assurer ce bénéfice d’anticiper les apprentissages proprement scolaires. La comparaison des évaluations à l’entrée au CP et en 6ème montre que ces préapprentissages ("connaissance de l’écrit", exercices phonologiques, connaissances générales, "prélecture" par mémorisation visuelle de mots-outils) ont un impact à terme très limité. Ces activités correspondent pourtant aux consignes professionnelles que les enseignants sont tenus d’observer, en même temps qu’à l’intégration de la GS dans le cycle 2 dit de la lecture. Ne serait-il pas temps, pour l’inspection et le ministère, de tirer les leçons de l’expérience ?

La recherche de Bruno Suchaut (2008), qui a mené à bien à l’IREDU-CNRS cet examen de l’impact des préapprentissages de la maternelle sur la réussite ultérieure des élèves, montre par contre que les activités qui concourent à la formation des concepts liés au temps et à la formation des compétences numériques ont, elles, un effet durable sur la réussite des apprentissages de l’école élémentaire. On peut en conclure avec ce chercheur qu’il n’y a pas d’intérêt à calquer le programme de la maternelle sur l’école élémentaire ; et que « des activités ludiques (jeux mathématiques) ou l’éducation musicale (qui favorise notamment la structuration des perceptions temporelles) peuvent être considérés comme des vecteurs d’apprentissage particulièrement pertinents ». Quand on observe que les "coins jeux" ont disparu dans nombre de classes de maternelle de par l’obsession d’une bonne préscolarisation, on mesure l’ampleur du réexamen qu’il conviendrait d’entreprendre.

Post-scriptum (1-7-2014) : La comparaison par la DEPP des acquis des élèves en début de CE2 en 1999 et 2013 (Note d’information n° 19, mai 2014) vient solidement confirmer la thèse soutenue ci-dessus. Les chercheurs indiquent en effet que "la forte progression des acquis observée en début de CP entre 1997 et 2011 ne s’observe plus à l’entrée en CE2", et concluent que : " Le résultat apparemment paradoxal qui combine élévation du niveau en début de CP et légère dégradation en début de CE2 conduit à interroger la fonction des classes de CP et de CE1 dans la construction des apprentissages au cours de l’école élémentaire".

Bibliographie :

Élisabeth Bautier (dir.), Apprendre à l’école, apprendre l’école, Chroniques sociales, Lyon, 2006.

Christophe Joigneaux, « La construction de l’inégalité scolaire dès l’école maternelle », Revue française de pédagogie, 169, 2009.

Bruno Suchaut, « Le rôle de l’école maternelle dans les apprentissages et la scolarité des élèves », Conférence pour l’AGEM, Bourges, 2008.

Jean-Pierre Terrail, De l’oralité. Essai sur l’égalité des intelligences, La Dispute, Paris, 2009.


[1Une première version de ce texte est paru dans L’École aujourd’hui, n°30, 2012, cf.www.LEA.fr

[2voir à cet égard Jean-Pierre Terrail, Enseignement élémentaire : tirer les leçons de l’expérience.

[3voir Élisabeth Bautier (dir.), Apprendre à l’école, apprendre l’école, Chroniques sociales, Lyon, 2006.

[4Voir Christophe Joigneaux, « La construction de l’inégalité scolaire dès l’école maternelle », Revue française de pédagogie, 169, 2009.